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« Halte-là ! » clame une sentinelle. En réponse, des éclairs trouent la nuit, des coups de fusil éclatent, crépitent comme la grêle. L’appel « Aux armes ! » se propage de tente en tente comme un écho sinistre. Le canon tonne aussitôt ; sa flamme jaunâtre projette une lueur livide que double l’éclatement de l’obus débouché à zéro, et démasque une longue ligne de tireurs vêtus de burnous blancs. Surpris par cette riposte inattendue et brutale, ils se sont arrêtés à 40 mètres des tranchées, s’aplatissent derrière une petite levée de terre, et tirent précipitamment, sans viser, mais au ras du sol pour atteindre, avec les animaux parqués dans le camp, les tentes des officiers et des sous-officiers qui se hâtent vers leurs postes de combat.

L’effet du canon a été prodigieux. Les marsouins jaillissent hors des tentes, comme les morts du Jugement dernier sortiront de leurs tombeaux. Trébuchant dans les « cordeaux de tirage » d’où ils se dépêtrent en jurant, fusil en main, baïonnette menaçante, prêts au corps à corps, ils bondissent dans la tranchée, assez calmes pour ne pas tirer sans le commandement de leurs chefs. Et les ordres se font entendre, proférés par des voix impérieuses qui dominent le crépitement de la fusillade ennemie, le ronflement aigu des ricochets, le tumulte des chevaux et des mulets effarés qui s’agitent et s’efforcent de s’enfuir. Les pièces de 75, vaillamment servies, couvrent de leur basse éclatante ce chœur confus et bruyant. Près des marsouins, les tirailleurs algériens occupent en même temps les tranchées, et tracent devant les assaillans immobiles une infranchissable ligne de feu. Et, brusquement, tout s’apaise ; les balles ne sifflent plus ; les courts éclairs qui semblaient sortir de terre s’éteignent ; les voix se taisent ; le canon à son tour est muet. L’ennemi s’éloigne à pas veloutés dans la nuit, aussi mystérieusement qu’il est venu. Frémissans, artilleurs et fantassins attendent encore, immobiles dans leurs abris, un nouvel assaut. Puis, à voix basse, on fait l’appel. Et le commandant de la compagnie qui vient de subir cette chaude alerte, entend avec joie la traditionnelle formule : « Mon capitaine, il ne manque personne ! » Par une chance extraordinaire, sentinelles, poste spécial, ont pu se glisser entre les innombrables projectiles amis et ennemis, et rentrer sans dommage dans le camp. Seuls, quelques chevaux et mulets blessés attestent par leurs gémissemens que cet épisode fiévreusement vécu n’est pas un cauchemar.