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sur la terrasse, envahit la vérandah. Plusieurs, le revolver à la ceinture, semblent très animés. Et les derniers tentent de se frayer un passage, s’excusent en paroles bruyantes, se poussent au premier rang, afin de pouvoir contempler un instant, photographier ou dessiner les traits augustes du souverain, qui ne semble qu’à demi rassuré et questionne à demi-voix. Sur le conseil discret d’un colonel narquois, les invités s’écartent en petits groupes, se dispersent dans le jardin fleuri de roses que ferme un pavillon bas, tout blanc, coiffé de tuiles vertes, et dont les larges fenêtres s’ouvrent sur de mystérieuses profondeurs. Mais ce n’est pas un sentiment de frayeur qui vient de troubler la placidité du Sultan : c’est l’ennui vulgaire du maître de maison surpris par des visiteurs gênans. Moulay-Hafid pensait avoir comme hôtes, avec les généraux, une quinzaine d’officiers supérieurs ; par suite d’un malentendu dont un mauvais interprète était responsable, environ 150 officiers de tout grade avaient accepté son invitation.

Autour de la table dressée dans une salle à manger assez vaste, où les chaises Thonet voisinent avec des fauteuils qui représentent tous les grands styles français, un conflit aigu de préséances divise les élus ; annuaires vivans, les plus anciens revendiquent leurs sièges que s’arrogent indûment des camarades trop pressés. Sur la terrasse, maintenant trop étroite, la foule des subalternes se presse pour voir, comme jadis les courtisans de Louis XIV, le cérémonial du repas. Des serviteurs passent, apportant avec précautions des plateaux d’argent couverts de friandises, des samovars fumans d’où s’exhalent des parfums capiteux de menthe et de café. Dans la salle où l’ombre fraîche estompe les détails des murailles et du plafond, des conversations discrètes font des bourdonnemens de mouches.

Au dehors, assis par terre, sur les marches du perron qui descend au jardin, sur la bordure de la vérandah, les officiers que leur rang inférieur n’a pas classés au nombre des convives de Sa Majesté, attendent gouailleurs et grincheux. Depuis Dar-Dbibagh, la course à cheval, la marche à pied ont séché les gosiers, creusé les estomacs. Les plus altérés n’attendent pas la réalisation des vagues promesses que des indigènes sardoniques, vêtus de souquenilles rouges, sont venus leur apporter. Ils entourent les vasques de marbre, d’où jaillit une eau douceâtre et sale ; ils y plongent leurs mains brûlantes et boivent à longs