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les plus délicats de leurs lettrés s’accordent désormais à chérir autant qu’ils avaient naguère affecté de le dédaigner, nous pouvons être assurés que des milliers de lecteurs français leur feront écho, — lecteurs anciens, se souvenant d’avoir frémi doucement au spectacle des souffrances et de l’agonie pathétiques de l’exquise petite-fille du marchand d’antiquités ; jeunes lecteurs tout fraîchement remués de sympathie fraternelle pour les luttes, les déboires, le triomphe final du jeune Copperfield !

Mais voici cependant que, dès la présente année 1911, en attendant les fêtes de ce glorieux centenaire, les mêmes peuples de langue anglaise s’empressent à célébrer pieusement le centième anniversaire de la naissance d’un autre de leurs grands romanciers, le plus grand de tous après Dickens, ou parfois regardé comme son égal ; et il ne semble pas que personne, chez nous, manifeste le désir de mêler sa voix à ce concert de louanges en l’honneur du noble et vigoureux génie de W. M. Thackeray. A peine quelques-uns d’entre nous savent-ils le nom de ce romancier ; et ce n’est pas seulement que nous l’ayons oublié, ainsi que cela nous est arrivé pour maints autres écrivains étrangers familiers à nos pères : le fait est que jamais, en aucun temps, le public français ne paraît avoir consenti à accueillir dans son intimité l’illustre auteur d’Arthur Pendennis et de Barry Lindon. Lorsque, aux environs de 1860, l’énorme succès de l’œuvre de Dickens a provoqué chez nous, pour la troisième fois depuis le milieu du XVIIIe siècle, une véritable passion de curiosité à l’égard de l’école tout entière du roman anglais contemporain, les traducteurs ne se sont pas fait faute, naturellement, de nous offrir l’œuvre à peu près complète de Thackeray, tout de même qu’ils nous révélaient celles des Bulwer Lytton et des Wilkie Collins, des George Elliot et des Charlotte Brontë. Mais, tandis que la plupart de ces rivaux ou disciples de Thackeray rencontraient parmi nous des lecteurs enthousiastes, c’est comme si une malchance obstinée nous eût interdit, dès le début, de prendre plaisir à aucun des romans d’un auteur estimé de ses compatriotes fort au-dessus de ceux-là En vain les critiques les plus autorisés, et Taine au premier rang, nous invitaient à admirer, dans l’art de cet auteur, une maîtrise littéraire incomparable, avec la plus heureuse alliance de tous les dons du conteur, du peintre, et du psychologue ; en vain ces guides ordinaires de l’opinion française, — trompés eux-mêmes sur le compte de Dickens par une prévention des lettrés anglais toute pareille à celle qui chez nous, autrefois, avait empêché les contemporains de Balzac de rendre hommage à la valeur littéraire