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de ses feuilletons, — nous enjoignaient de préférer à l’invention un peu vulgaire de Martin Chuzzlewit la touche plus subtile des Newcomes et d’Henri Esmond : notre impuissance à les suivre, dans ce cas particulier, était décidément si irrémédiable que les traducteurs eux-mêmes dont je parlais à l’instant, après nous avoir soumis presque toutes les productions antérieures de Thackeray, renonçaient à introduire chez nous ses derniers ouvrages, et notamment ces Newcomes où l’on nous assurait qu’il avait déployé le plus pur de son génie. Il n’y avait pas jusqu’à sa Foire aux Vanités, le plus fameux à coup sûr et le plus « populaire » de ses romans, qui n’échouât à obtenir parmi nous la faveur accordée aux plus médiocres « machines » de Bulwer Lytton ou d’Anthony Trollope, de l’un quelconque des nombreux romanciers anglais dont les noms se Usaient au dos des couvertures sang-de-bœuf de la mémorable Collection des meilleurs auteurs étrangers.


Mais pourquoi ? Comment expliquer cet étrange phénomène, bien souvent déploré, en ma présence, par des admirateurs du célèbre romancier ? La faute en était-elle, peut-être, aux traductions des récits de Thackeray, comme le supposaient volontiers ces compatriotes du maître ? Il est sûr que bon nombre des susdites traductions aux couvertures rouges avaient dû être faites avec une précipitation et une négligence fâcheuses : n’est-ce pas dans l’une d’elles que la locution anglaise for the nounce, « pour le moment, » avait été traduite par les mots : « pour le Nonce, » survenant là de la façon à la fois la plus littérale et la plus imprévue ? Et certes, il est bien vrai, aussi, que la langue de Thackeray, avec sa remarquable tenue littéraire, s’accommodait plus malaisément d’une transposition trop sommaire que celle d’un Ainsworth ou d’un Wilkie Collins. Mais ma vieille expérience de traducteur m’a appris qu’il existait, décidément, une « grâce d’état » pour les œuvres étrangères qui avaient en soi le moyen de nous intéresser : combien n’ai-je pas constaté, à ce point de vue, de vrais miracles, permettant à un roman, et parfois même à un ouvrage historique ou philosophique, de se frayer un chemin jusqu’à notre cœur malgré la « trahison » d’une traduction à peu près illisible ! Sans compter que, par hasard, il se trouve que tels des romans de Thackeray, Arthur Pendennis et Henri Esmond, sont tombés aux mains de traducteurs d’une habileté et d’une conscience exceptionnelles, très suffisamment en état de nous rendre accessible l’intention générale de la pensée de l’auteur.