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adresse à la reine Elisabeth ne laisserait jamais supposer qu’il a lentement traversé son royaume. Il est possible, comme le croit M. Laumonier, que les formes, les couleurs, les sons, les contrastes des villes de Flandre, leurs carillons et leurs kermesses, l’aient charmé et aient déposé en lui le germe d’un art opulent. Mais il ne nous l’a pas dit ; et rien de ce qu’il nous a dit ne confirme cette hypothèse. Nous admettrons, avec M. Longnon, qu’il était trop jeune pour sentir l’intérêt esthétique des tableaux que lui présentait le monde. J’imagine cependant que plus tard il aurait pu repasser et travailler sur ses impressions, comme sur un pâle dessin, si la révélation de l’antiquité grecque et latine ne les eût recouvertes et ne lui eût ôté le sentiment de leur valeur.

Ses émotions morales durent être plus vivaces. On voudrait connaître dans le détail l’odyssée de cet adolescent, qui s’était vite et harmonieusement développé, car il avait la taille « auguste et martiale » et son beau visage, de l’avis de ceux qui l’approchèrent, était « merveilleusement agréable. » Nous savons qu’en Ecosse il fréquentait un Piémontais, nommé Paul Duc, attaché comme lui à la cour, très amateur de poésie latine, et qui lui lisait chaque jour du Virgile et de l’Horace. Mais quels étaient ses autres compagnons ? Quelles rencontres fit-il sur les grands chemins et dans les hôtelleries ? Que cherchait-il à voir en traversant les villes ? Son désir d’apprendre les langues étrangères prouve du moins qu’il était curieux d’entrer dans la familiarité des peuples. A quels plaisirs se portait de préférence son ardente précocité ? Mêlé à de rudes hommes, fut-il homme avant l’âge ? Binet attribue sa longue maladie à l’usage des vins « soufrés et mixtionnés » de l’Allemagne. Bayle, toujours grincheux à son égard, objecte qu’ « il y a d’excellens vins en Allemagne, et que, si Ronsard n’en eût guère bu, ils ne lui auraient causé aucun mal. » Il est probable que l’impétuosité de sa nature l’entraîna à des excès qui heureusement n’atteignirent que son corps[1].

Son expérience hâtive de la vie n’avait point défloré son esprit. Comme la tempête le jetait intact sur les bords de l’Ecosse, ses voyages, qui l’avaient physiquement surmené, le laissaient au seuil de l’étude avec une incomparable fraîcheur,

  1. « Il vieillit assez vite, au physique, dit M. Laumonier. A trente ans, il était gris et chauve, et dès lors maigre, pâle, défait, miné par la fièvre intermittente, en proie aux douleurs et aux insomnies. »