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jusqu’à l’insolence, il arrive à l’auteur d’effleurer, en se jouant, des questions même sérieuses : nature du poème lyrique ; relations entre la poésie et la musique, ces deux sœurs, ou qui devraient l’être, et qui trop souvent, — le mot, je crois, est d’un Italien encore, — sont plutôt belle-mère et belle-fille. Mais avant tout, plus que tout, le Teatro alla moda nous offre un tableau qu’on peut bien appeler vivant, et, sauf le dialogue, une comédie, unique peut-être en ce genre, de mœurs et de caractères. Marcello l’humoriste, Marcello le railleur, et non le converti, le pénitent, voilà pour le coup le Marcello de Venise, et dans la verve, dans l’esprit de l’écrivain du Teatro alla moda, nous reconnaissons le génie de sa patrie et de sa race.

Mais une communauté plus magnifique Lia le musicien à la cité. Encore une fois, on ne se souvient pas de lui seul ici. Que le soleil et la brise fassent l’eau scintillante, vous entendrez l’aria spirituelle et tendre de Lotti « Pur dicesti, o bocca, bocca bella, » et les notes vives brilleront, danseront devant vous à la pointe des flots. D’autres aspects de l’enchanteresse éveilleront d’autres échos. Sur les mirages et les moires de la lagune morte, plane à jamais un chant admirable de Caldara, très calme, horizontal, sans une ride à la surface, mais au fond, triste lui-même à mourir[1]. Par la mélodie et l’accompagnement, par l’expression désolée, il évoque, le lied italien, les sombres Rêves de Wagner, esquisse, vénitienne aussi, de Tristan. Et voilà peut-être, s’élevant de la cité des eaux, d’assez nobles concerts. Mais une voix les domine, celle de ce Marcello qui dut être le fils bien-aimé de Venise, parce qu’entre tous il lui ressembla. « Dans Venise, écrit son biographe, il avait respiré un air de beauté et de magnificence. » Avec cet air il modula ses chants. Un des caractères de sa musique est la splendeur. On l’appellerait volontiers le Haendel italien. Le Haendel allemand n’eût pas désavoué ses sonates pour violoncelle et piano. Delsart les joua naguère avec un partenaire que nous connaissons, dans certaine petite salle du Conservatoire, ancienne, fameuse et condamnée à périr. C’était pour illustrer par des exemples vivans les leçons passionnées, enthousiastes de Bourgault-Ducoudray, ce grand amoureux de notre art. Et Bourgault rêvait de les entendre, les nobles adagios, les allégros éclatans, à l’heure du crépuscule d’été, dans un salon dallé de marbre, ouvrant sur un jardin clos de murs en briques roses, pareil à ceux que frôle aujourd’hui la gondole où je me souviens du maître et de l’ami qui n’est plus.

  1. Voyez la mélodie sur ces paroles : Come raggio di sol, dans le recueil des Arie antiche, publié par Parisotti ; chez Ricordi.