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travers les âges. Qu’est-ce que l’univers pour des yeux vierges et pour un esprit sans passé ? Que sont les collines, les forêts, les fleuves, tous les aspects de la nature, si on les dépouille de ce que l’humanité y a, depuis des siècles, attaché de rêve ou d’amour, de souffrance ou de beauté ? Voici une petite fontaine sous des saules verts dont l’ombre est épaisse et drue aux pasteurs et aux bœufs. Le voyageur, qui ne sait rien, y goûte un moment de fraîcheur anonyme ; mais l’humaniste y retrouve les mêmes impressions qu’en des vers immortels a jadis exprimées un vieux poète latin. C’est le même cristal, le même gazouillement, la même douceur intime. Des empires ont croulé ; des siècles ont passé sur leurs ruines : un filet d’eau murmurante réveille les mêmes songes au cœur des hommes toujours les mêmes. Que tu te nommes Bellerie ou Fons Blandusiæ, petite fontaine,


Tu es la nymphe éternelle !


Ce serait folie de penser que la nature des Anciens était plus riche que la nôtre. Notre forêt de Gastine vaut leur forêt d’Erymanthe. Nous n’avons qu’à contempler le coin de terre, où nous vivons, à la lumière de leur génie, pour que tous les spectacles, dont ils ont su rendre le charme ou la noblesse, viennent flatter nos yeux. N’y avait-il qu’en Grèce ou en Italie que les belles génisses, qui du pied secouent l’arène, « haussaient le front et marchaient sans servage ? » Fallait-il naître au temps de Théocrite ou de Virgile pour entendre


Un pasteur qui au fond des vallées
Fait paître son troupeau par les pâtis herbeux,
Qui tient un larigot et flûte au cri des bœufs ?


Mais Virgile et Théocrite et Homère et Hésiode nous apprennent à regarder notre terre natale, car ils sont à la fois nos ancêtres et nos contemporains. Ils embellissent notre demeure ; ils idéalisent nos amours ; ils donnent à tous nos sentimens un prolongement merveilleux dans le passé. Ce que Ronsard célèbre et poursuit dans Cassandre, dans Hélène, dans Genèvre, et même dans Marie, cette petite fille d’auberge, rencontrée « aux jardins de Bourgueil, près d’un pin solitaire, » c’est l’impérissable beauté dont les hommes se transmettent le désir. Elles sont, elles aussi, la nymphe éternelle !