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manoir ouvrant le dernier livre du poète. Comme il sait leur parler de ces beaux chevaux dont ils ont l’héroïque admiration, et comme ce fils des Muses est savant dans l’art de la vénerie[1] ! Il s’entend à tous les genres de chasse ; il connaît toutes les espèces de chiens, ces bons chiens qu’on nomme « de noms aigus et courts, » les dogues qui étranglent les ours, les vautrets qui acculent le sanglier. Personne n’a peint d’un trait plus vif l’aimable chasse au chien couchant :


En quatre coups de nez il évente une plaine.


Les femmes, elles aussi, se penchent curieusement sur ces vers qui leur renvoient leur image élégante de chasseresses avec « le cuir damasquiné de leurs rouges bottines, » et « leurs cottes agraffées plus haut que les genoux, » ou qui leur racontent leurs propres inquiétudes, quand la nuit, seules et nues dans leurs couches, elles se pâment de peur que leur jeune mari ne pourchasse quelque Nymphe à travers les bois.

D’ailleurs, les nuits sont pleines d’enchantemens ! Un soir que Ronsard se rendait chez sa maîtresse et « joignait une grande croix dedans un carrefour, » il a entendu les aboiemens de la Chasse Infernale et il a vu une effroyable troupe de piqueurs qui couraient une Ombre. Son Hymne intitulé Les Démons, nous le montre curieux de toutes les superstitions qui hantaient les âmes de son temps. Il a éprouvé lui-même un peu des craintes merveilleuses que donnent aux cœurs humains ces esprits si habiles à se muer en serpens, en boucs, en orfraies ou en corbeaux. Il croit aux apparitions des morts et à l’influence des astres. Les oracles de Nostradamus, qui « a prédit la plus grande part de notre destinée, » l’émeuvent comme un problème que notre sagesse est impuissante à résoudre. Mais sa belle intelligence, que n’a point altérée « l’air infecté du terroir saxonique, » ne s’aliène point à s’aventurer dans cette magie fumeuse. Il peut évoquer les Ombres : elle garde le fil net et brillant de l’épée d’Ulysse.

Que de visions pittoresques, dramatiques ou charmantes, se lèvent, quand nous feuilletons Ronsard ! Vision des guerres civiles et religieuses, où se dresse « un Christ empistolé tout

  1. M. Mellerio constate qu’après les mots empruntés aux patois provinciaux, les termes de vénerie et de fauconnerie jouent un rôle très important dans le vocabulaire de Ronsard. Voir son Lexique de Ronsard. (Plon éditeur.)