Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/802

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette ode à Cassandre d’une mélancolie désespérée qui jaillit dans la nuit claire et retombe en pluie de baisers :


La lune est coutumière
Renaître tous les mois,
Mais quand notre lumière
Sera morte une fois,
Longtemps sans réveiller
Nous faudra sommeiller.
Tandis que vivons ores,
Un baiser donne-moi ;
Donne-m’en mille encores !...


Ainsi, toute une époque, dont les contradictions morales et les plus acerbes conflits exaspéraient la fureur de vivre[1], s’entendait, si j’ose dire, respirer et palpiter dans cette poésie tour à tour patriotique, pittoresque, symbolique, bachique et sensuelle. Elle enchantait l’esprit ; elle intéressait tous les sens ; elle entretenait l’enthousiasme, et, du sein de nos misères, elle proclamait sa foi dans la beauté de la vie.


IV

Bien que Ronsard ait dit qu’il ne faut qu’un peu de fumée pour noircir toute la maison, sa pensée persistante de la mort, — d’ailleurs tempérée çà et là par l’idée de son immortalité, — n’empêche pas son œuvre de respirer la joie. Je ne connais que deux œuvres du XVIe siècle, et peut-être de notre littérature, qui me produisent l’effet d’avoir été enfantées dans l’allégresse : celle de Rabelais et la sienne. On s’imagine aisément, au soir des austères journées d’éludés, ce médecin, grand artiste, dénué d’ailleurs du sentiment de la beauté, reprenant son manuscrit de Pantagruel et jouissant, jusqu’à l’ivresse, de ses imaginations et de son prodigieux génie verbal. Il s’écoute écrire en riant ; il façonne, polit, cadence en riant l’innombrable rythme de ses phrases. De même Ronsard. Le labeur et les insomnies l’ont décharné et blêmi.


J’ai le front renfrogné et ma peau maltraitée
Retire à la couleur d’une âme achérontée.

  1. C’est cette fureur de vivre qu’un grand romancier, dont nous déplorons la perte, Maurice Maindron a si bien rendue dans ses récits historiques du XVIe siècle. Le souvenir de ces récits s’impose plus d’une fois quand on lit Ronsard.