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Depuis près d’un mois, le khamsin, le vent chaud du désert, souffle sans discontinuer. C’est fou de s’aller jeter dans la fournaise de la Haute-Egypte, par une température et à une époque comme celles-ci. Ce printemps égyptien est déjà brûlant comme nos plus torrides étés. Mais je me dis que, peut-être, dans cette flamme, le Nil se montrera à moi avec une splendeur qu’il n’a point pour ses pèlerins d’hiver. Mes yeux y verront sans doute ce que d’autres n’auront point vu. Le Nil est un monde. La lumière du Sud est inépuisable en féeries. Chacun de nous, comme un poète qui chante sa strophe dans un chœur, n’en peut fixer qu’un reflet instable. Moi aussi, je veux chanter ma strophe. Et puis, il en est de ces pays si beaux comme des femmes trop aimées. On croit toujours en être le premier amoureux, et, dans l’illusion magnifique de cet amour, on se persuade que le monde n’a commencé d’aimer qu’avec vous.

Derrière les lions de bronze qui gardent l’entrée du Grand Pont, j’aperçois la cheminée fumante, un des tambours et la roue à palettes du bateau en partance. Hélas ! ce ne sera pas la classique dahabieh, le bateau à voiles qui, depuis des temps immémoriaux, monte et descend le Nil. Je l’avoue : c’est un vulgaire Cook, — mais un Cook désaffecté, qui ne promène plus de touristes. En été, la flottille de la fameuse agence est vouée à d’obscurs services : elle ne véhicule que des marchandises et des colis humains de condition inférieure : des fellahs, de petits fonctionnaires, quelquefois des soldats.

Tandis qu’une cohue drapée de cotonnade bleue envahit l’entrepont, on veut bien, par faveur, m’ouvrir, tout en haut du steamer, la partie réservée aux voyageurs d’hiver. Quarante cabines sollicitent mon choix. Quatre salles de bain sont à ma disposition, et aussi une vaste salle à manger, à demi déménagée, il est vrai, mais où trône toujours, au-dessus de la servante, le portrait de Thomas Cook, le fondateur de la Compagnie et l’actuel Roi du Nil. Moyennant trois livres égyptiennes, tout ce domaine est à moi. J’en suis le seul occupant, avec un domestique et le mécanicien du bord, un grand diable d’Anglais, hébété par l’alcool et la chaleur, qui passe ses journées dans la soupente, à cuver son eau-de-vie. Seul, sans promiscuités à craindre, sans le bruit insupportable des conversations, le va-et-vient