Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/853

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guère vu encore hors de ma maison. Ils m’ont l’un et l’autre comblée d’amitiés. Je me trouvais heureuse auprès d’eux. Peu d’hommes ont une conversation qui m’intéresse et m’attache comme celle de M. de Saint-Lambert. L’esprit, l’imagination, une philosophie aimable qui sait cueillir toutes les fleurs que la nature a semées sur la route de la vie, tout cela compose un ensemble qui en fait l’homme de la meilleure compagnie... » A Sannois on professait « qu’il faut s’amuser le plus qu’on peut dans cette petite planète. » Cette religion du plaisir est celle même que tout le XVIIIe siècle a célébrée dans sa littérature et dans son art.

Dans ce peu de jours qu’elle passait « à la campagne de ses amis, » Mme Suard renaissait. Elle était frêle et de santé délicate. Ce que voyant, et bien qu’il eût l’horreur de la campagne, Suard s’occupa d’obtenir un logement à Choisy, à la Muette, ou à Saint-Cloud chez le Duc d’Orléans. Le ménage y passait une partie de la belle saison. Mme Suard allait encore à Boulogne, chez Panckoucke, — ou à Nogent, chez Condorcet. Car l’idée était venue soudain à celui-ci d’avoir une maison près de Paris pour y installer sa mère. Le jardin, tel que nous le décrit Mlle de Lespinasse, était beau, planté de vieux arbres que d’ailleurs Condorcet se proposait d’abattre. A vrai dire, pour que la maison fût habitable, il y manquait divers accessoires tels que portes et fenêtres ; il fallait aussi refaire les planchers et les plafonds. Les Suard y campèrent, pourchassés d’une pièce à l’autre, suivant l’état des réparations et le caprice des ouvriers, dans les plâtras et la peinture. « Êtes-vous bien heureuse à Nogent ? » écrivait Condorcet à son amie. Avec son instinct de bourgeoise, elle aspirait à avoir enfin une maisonnette, et un coin de verdure, où elle serait « chez elle. » Mais l’état de leurs finances ne permettait pas encore aux Suard de s’offrir ce luxe.


IV

Ne croyez pas que cette correspondance se tienne uniformément et d’un bout à l’autre dans la teinte idyllique et fade dont nous nous sommes égayés jusqu’ici. Ce serait ne pas connaître Condorcet. Mlle de Lespinasse, qui le connaissait bien, lui écrivait un jour : « Si le bon Condorcet voulait, il serait