Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/854

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

méchant comme Pascal dans les Provinciales. » Mme Suard fait la même remarque. L’une et l’autre, elles étaient pareillement déconcertées. Il ne leur venait pas à l’esprit de contester la « bonté » de Condorcet, passée à l’état de dogme. Mais qu’il pût à cette bonté allier le trait justement contraire, c’est ce qu’elles n’arrivaient pas à expliquer. Mme Suard note surtout chez lui une humeur caustique, un goût de dénigrement, une tournure d’esprit malveillante, une amertume dans la plaisanterie, une âpreté dans le sarcasme. « Il y avait entre la malice de son esprit qui lui faisait saisir, à l’ouverture d’un livre, ce qui s’y rencontrait de plus ridicule, il y avait, dis-je, entre la malice de son esprit et la bonté de son cœur, un contraste qui m’a toujours singulièrement frappée. » Elle ajoute : « Son intolérance, en fait d’opinions politiques, était incroyable. » Cette intolérance n’était pas moindre en fait d’opinions religieuses, économiques, littéraires, et d’ailleurs de toute espèce d’opinions. Elle apparaît en maints endroits de ces lettres, qui prennent ainsi, au point de vue de l’histoire des idées, une valeur singulière. Elle y éclate de la façon la plus soudaine et la plus imprévue. La disproportion entre la violence des colères de Condorcet et la légèreté du motif qui le plus souvent les a déchaînées, serait ce qu’il y a ici de plus remarquable, si l’étrange effet qu’elles produisent à la place où elles sont, c’est-à-dire dans une correspondance adressée à une femme, n’était encore plus significatif. On a qualifié Condorcet de « volcan sous la neige. » Le volcan est toujours en ébullition, une éruption est toujours à redouter.

L’abbé Arnaud vient d’être reçu à l’Académie française. Au début de son discours de réception, prononcé le 13 mai 1771, il se demande à quoi il doit l’honneur qui lui a été fait, et l’attribuant à « deux ouvrages successivement entrepris pour faire passer dans notre littérature une portion des richesses de la littérature étrangère, » il associe, sans le nommer, Suard à sa fortune littéraire : « Ces travaux furent partagés par un homme de lettres qui, dès longtemps, partage tout avec moi. » C’était poser la candidature de Suard, et le manque de tact était évident. Ce n’est pas cela du tout qui fâche Condorcet. Mais venant à l’inévitable comparaison des Anciens et des Modernes, il s’écriait : « Mais quoi ! n’avons-nous fait que des pertes ? Aurais-je donc oublié que je parle dans un lieu où se fit entendre