Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/855

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la voix des Fénelon, des Bossuet, des Racine, des Despréaux, des Fléchier, des Massillou, que je parle devant vous, Messieurs, devant les maîtres et les modérateurs d’une langue qui règne aujourd’hui sur l’Europe, et dont vos ouvrages éterniseront l’empire ? » Ainsi, il avait opposé aux anciens Bossuet, Racine, Boileau, Fléchier : il n’avait rien dit de Voltaire ! La raison en était qu’il ne nommait pas les auteurs vivans et que d’ailleurs ce titre de « maître et de modérateur » de la langue désignait Voltaire beaucoup plutôt qu’aucun de ses trente-neuf confrères. Condorcet ne veut voir là qu’une concession laite par le nouvel académicien a l’opinion des gens de lettres qui, pour l’instant, n’est pas favorable à Voltaire et lui tient rigueur d’avoir approuvé le renvoi du Parlement par le chancelier Maupeou. Ce seul nom de Parlement, venu sous sa plume, met aussitôt Condorcet en fureur, évoque à son esprit une série de fantômes, déclanche une kyrielle de récriminations, de réclamations, et de déclamations. La lettre mériterait d’être citée in extenso ; mais elle est trop longue : je dois me borner aux passages essentiels :


CONDORCET A MADAME SUARD

Je suis fâché que l’abbé Arnaud, qui oppose aux Grecs Fléchier, Bossuet et Boileau, n’ait rien dit de Voltaire. Ce grand homme méritait bien plus d’être comparé aux Grecs qu’un poète sans sensibilité et sans verve, un orateur dont on a peut-être retenu quelques phrases harmonieuses, mais dont on ne cite jamais une pensée, ou qu’un écrivain dont toutes les lignes sont consacrées à la superstition et à l’intolérance. C’est parce que Voltaire est vivant qu’il eût été beau de le louer, et je ne pardonnerai pas aux gens de lettres d’abandonner un grand génie, l’implacable ennemi de la tyrannie et de la superstition, pour admirer la prose gauche des Remontrances, et regretter des assassins, car tout homme qui pense ne peut regarder autrement les Pasquier, les Saint-Fargeau, et les juges de La Barre, et de Lalli, etc. On doit considérer aussi que le Parlement, en protégeant avec le Roi la puissance législative et en gardant l’administration de la Justice tendait à introduire l’espèce de gouvernement la plus tyrannique, comme l’a dit Montesquieu, et comme le disaient tous les philosophes, avant le mois de janvier dernier. Ceux qui, comme Voltaire et moi, vivent dans les provinces, savent combien la justice du Parlement était funeste au peuple, avec quelle impunité ils laissaient voler leurs subalternes, quelle complaisance infâme ils avaient pour les gens d’affaires des princes et des grands ; ils savent que c’est à cela seul qu’ils doivent le zèle des subalternes, et les regrets des gens puissans. Je me rappelle que le Parlement de Paris a approuvé la Saint-Barthélémy par un arrêt ; qu’il a opposé aux édits de pacification de L’Hospital la résistance