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Quand l’univers entier m’accuserait d’un crime
Sur son jugement seul un grand homme appuyé
A l’univers séduit oppose son estime...


et les appliquer à l’illustre auteur de cette pièce.

Voilà une bien longue lettre, madame, mais j’aime la liberté : mon zèle contre les tyrans m’a emporté et je n’en connais point de plus vils et de plus à craindre pour la France


Que ce Sénat barbare et ses horribles droits
D’égorger l’innocence avec le fer des lois.


Cette lettre laissa Mme Suard interdite. Comme on fait quand on ne sait que répondre, elle balbutia un remerciement, approuva, lit chorus. Elle venait de découvrir « l’autre » Condorcet.

Quelques semaines plus tard, nouvelle explosion, cette fois provoquée par la suppression de l’Eloge de Fénelon. C’était le beau temps des Eloges académiques. La cérémonie où on les lisait était entourée d’un éclat exceptionnel et extrêmement courue. On se disputait les billets. Le genre même était à la mode. Thomas lui devait toute sa réputation. Il consistait le plus souvent à prendre une figure historique et à la déformer dans le sens des préjugés régnans. La Harpe triomphait dans cet exercice. Lauréat de chaque concours, il était le fort en thème académique. Dans le discours qui lui valut le prix en 1771, il nous peint un Fénelon à la mode du XVIIIe siècle : sensible et tolérant, modeste et doux, vertueux éducateur d’un prince à qui il enseigne le pacifisme et la constitution anglaise. Bossuet y est arrangé de la belle manière. « Il est triste, gémit le panégyriste, de représenter le génie persécutant la vertu. Je veux croire que Bossuet était vraiment effrayé des erreurs de Fénelon et non pas de ses succès et de sa renommée, qu’il poursuivit la condamnation avec la vivacité d’un apôtre plutôt qu’avec l’animosité d’un rival, etc. » La séance fut très brillante ; la famille de Fénelon y assistait dans la loge réservée ; le discours, très bien lu par d’Alembert, obtint un vif succès. Mais le passage sur Bossuet ayant provoqué les réclamations de l’archevêché, l’impression fut suspendue. Aussitôt Condorcet s’emporte :


CONDORCET A MADAME SUARD

J’ai lu avec indignation l’arrêt qui supprime l’Éloge de Fénelon. Quel est donc le capucin qu’on a chargé de le dresser ? Comment peut-on accorder quelque crédit aux gens qui ont sollicité un pareil arrêt ? Comment,