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cochon, la chèvre et le mouton où le charretier loue et le cochon blâme la résignation du mouton, il déclare : « Moi, je suis de l’avis du cochon. » — Sur l’armée. « J’ai vu hier des manœuvres et j’en ai entendu parler aujourd’hui toute la journée. Notre esprit militaire n’est pas la passion de défendre jusqu’à la mort ses amis et sa patrie, c’est la science de détruire les hommes, d’en faire des esclaves prêts à égorger qui on voudra, au premier coup de tambour, d’anéantir tous les sentimens moraux pour y substituer l’obéissance machinale. » — Sur l’histoire. L’étude en est de nul intérêt, puisqu’on ne s’y occupe pas de l’avenir de l’humanité. Elle est la Tradition, et seul le Progrès importe. — Sur la littérature. Quelle folie d’y voir un art ! Elle ne doit servir que comme moyen de propagande… C’est, en somme, tout le Credo philosophique, encyclopédiste, et économiste, mais sans les atténuations qu’y apportaient même un Voltaire, même un Diderot, même un Turgot. Le système s’est simplifié, en passant par un cerveau de géomètre ; il s’est passionné, en traversant une âme de rêveur amer.

Sur tous ces points, Condorcet était en désaccord avec les Suard, « philosophes » sans doute, mais avant tout modérés. Suard, le plus conciliant des hommes, avait horreur de la violence. Mme Suard était contre les abus, mais pour le gouvernement ; contre le tyran, mais pour le Roi ; contre la superstition, mais pour la religion. Entre le « petit ménage » et son pensionnaire, un abîme se creusait…


V

Sur ces entrefaites, on apprit la mort de Louis XV. Mme Suard tomba en pâmoison : ce n’est pas cela qui est intéressant dans les deux lettres qui vont suivre et qui furent écrites sous le coup de l’événement, dans l’émoi d’un changement de règne :


MADAME SUARD À CONDORCET

Avant que je ferme ma lettre, mon ami, le Roi sera mort vraisemblablement, car nous n’attendons pas d’autre nouvelle. Vous avez beau dire, je suis touchée de cet événement qui va peut-être changer la face de tout. Et qui peut répondre que ce sera puni le mieux ? Le Dauphin et la Dauphine ont sûrement de bonnes intentions, mais ils sont bien jeunes pour gouverner un si grand Royaume. On craint que M. de La Vauguyon ne soit appelé au ministère ; on craint aussi M. de Muy, qui voulait à Lille faire