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Duclos, à une voix de majorité, en même temps que Delille Louis XV, par une intervention dont il n’y avait pas d’exemple depuis l’exclusion de La Fontaine, cassa l’élection. Le reproche : ses liaisons avec les philosophes. Voici comment les choses s’étaient passées. Conduit par d’Alembert, le parti philosophique marchait à la conquête de l’Académie ; il apportait à ce travail d’envahissement son âpre té bien connue, et d’ailleurs une persévérance et une méthode vraiment admirables. Un candidat s’aventure-t-il à se présenter sans avoir montré patte blanche, toute la secte se dresse pour lui barrer la route et l’écarter à grand fracas. Linguet avait fait mine de solliciter le même fauteuil que convoitait l’abbé Arnaud. Écoutez de quelles invectives il est aussitôt accablé, par qui ? par la gentille Mme Suard : « Vous savez sans doute que ce vilain homme avait osé porter ses vues jusqu’à l’Académie, qu’il avait fait pressentir M. d’Alembert par son frère qui avait répondu qu’il ne croyait pas les dispositions favorables. Sur cela, cet impertinent coquin écrit mille injures contre M. d’Alembert ; il dit qu’il sait que lui et M. Duclos sont les saint Pierre qui tiennent les clés de ce paradis, et qu’ils n’y laissent entrer que ceux qui sont marqués du signe de la bête. Rien, je crois, n’égale l’insolence de cet homme que sa bassesse. Vous savez aussi, sans doute, que notre abbé Arnaud a obtenu la place que ce maraud demandait. » D’Alembert, à cette date, 1771, n’était pas encore secrétaire perpétuel ; il eut, l’année suivante, cette place que lui avait disputée ce « trigaud de Batteux. » Transporté de joie, Condorcet annonçait la nouvelle à Voltaire en jargon belliqueux et mystique : « Les ennemis de la philosophie ont fait une belle défense ; mais les soldats de Gédéon vaincront toujours les Madianites en les éblouissant à force de lumière. » Un an après, lui-même était élu secrétaire de l’Académie des Sciences, en survivance ; sur quoi Voltaire jugeant « une place de cette nature comme un moyen de faire sourdement le peu de bien que l’on peut faire, » mesurait de son côté tout l’avantage que ne pouvait manquer d’apporter à la philosophie la présence de tels hommes à la tête des deux grandes Académies. « Il ne faut que deux hommes comme vous et M. d’Alembert pour conserver le dépôt du feu sacré que tant d’hypocrites veulent éteindre[1]. »

  1. Correspondance de Condorcet et de Voltaire, Ed. Arago, t. I, 6 sq.