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chauffée d’un hammam. Pourtant, je me console de ne rien voir, parce que je sais bien qu’à cette heure-là, dans la désolation du dehors, il n’y a rien à voir : le ciel, la terre et l’eau ont disparu sous un linceul uniforme de lumière trouble et de poussières corrosives.

Torpeur morne, coupée de rêves sans suite, qui achèvent la déroute du cerveau. À deux heures, la chaleur du khamsin devient si intolérable que j’abandonne ma couchette pour me plonger dans une baignoire. Elle est pleine d’une eau bourbeuse, l’eau brune et grasse du Nil, toute chargée de limon. Mais ce bain de boue, indéfiniment prolongé, est un délice, au prix du bain de feu qui m’attend sur le pont. Je somnole dans ma baignoire, bercé par le mouvement doux du bateau. Là-bas, au dehors, des villes et des villages défilent dans le vent et la poussière. Je n’en saurai ni le nom ni la figure. Je n’ai plus la force de bouger… De temps en temps, un choc mou arrête brusquement la marche du steamer : c’est un banc de sable. Alors, pendant des heures, l’équipage, armé de gaffes, travaille sous l’ardeur du soleil, pour dégager la coque du bâtiment. Une sorte de complainte, entrecoupée par les commandemens brefs du raïs, rythme l’effort des matelots : Iallah ! Iallah !… La carcasse retentit de grands coups sourds, le ventre de la carène frotte, glisse sur les fonds vaseux : Iallah !… Et, soudain, le bateau repart, de son mouvement doux et régulier, comme un oiseau qui reprend son vol.


Lundi, 14 mai.

Cinq heures du matin sur le balcon qui surplombe le tambour. Le vent brûlant s’est calmé. Néanmoins, l’atmosphère pacifiée reste très lourde, d’une opacité presque matérielle.

Simplifié par les brumes qui l’enveloppent, le paysage garde toujours sa nudité géométrique : trois zones superposées, l’eau, la terre, le ciel, séparées les unes des autres par deux lignes rigides qui courent à l’infini et qui se perdent dans les vapeurs de l’horizon. Les premiers plans ont une couleur cendreuse, qui, graduellement, se fonce jusqu’au violet sombre vers les fonds des montagnes encore invisibles. En ce moment, le Nil est immobile et lisse comme une eau morte. Le ciel d’argent s’arrondit comme une coupole solide. Un silence