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gamme ; et comme, décidément, aucune plaisanterie ne survenait à ce propos, nous dûmes nous consoler en supposant que l’amusement arriverait bientôt lorsque l’étude propre du clavecin nous offrirait l’occasion de faire marcher nos doigts. Mais voilà que ni l’emploi des touches, ni le doigté ne parurent donner lieu à la moindre dénomination divertissante ! Absolument aussi sèches qu’avaient été les notes, le restèrent également pour nous les touches noires et blanches, sans que nous entendissions une seule syllabe de tous ces noms de Poucet, de Cadet, et de Doigt Doré dont j’avais gardé le vivant souvenir. Notre professeur nous faisait voir, durant ses leçons, une mine aussi grave qu’il m’avait naguère montré un visage joyeux. Ma sœur me reprochait amèrement de l’avoir trompée, et ne doutait pas qu’en effet tout ce que je lui avais raconté ne fût que pure invention de ma part. Et moi-même, sous le coup de ma surprise, je me sentais tout déconfit, ce qui m’empêchait de profiter des leçons, encore bien que notre homme s’acquittât assez consciencieusement de sa tâche. Toujours je continuais à attendre, avec l’idée que les plaisanteries de naguère finiraient, tout de même, par venir. Hélas ! les plaisanteries ne venaient toujours pas ; et sans doute je n’aurais jamais pu m’expliquer l’énigme si un nouveau hasard ne s’était chargé de m’en apporter la solution.

Un jour, pendant que je prenais l’une de mes leçons, un autre condisciple entra dans ma chambre ; et voici que, tout d’un coup, je vis se rouvrir librement tous les conduits de la riche et délicieuse fontaine de drôlerie ! Tout d’un coup les Poucet et les Cadet, et les Grattet et les Chatouillat, qui étaient les surnoms assignés aux doigts, comme aussi les Fatet et les Solet, désignant les notes fa et sol, rentrèrent en scène, et recommencèrent à évoquer devant moi d’adorables figures de petits bonshommes. Mon jeune ami ne s’arrêtait pas de rire, et s’émerveillait que l’on pût apprendre tant de choses d’une façon aussi amusante.


C’est l’auteur de Faust, on le devine, qui nous décrit ainsi les débuts de son éducation musicale ; et le fait est que, durant toute sa longue carrière, ce grand poète semble avoir toujours inconsciemment conservé, à l’égard de la musique, un peu du mélange d’indifférence et de mauvaise humeur produit en lui par la « sécheresse » inattendue de l’enseignement de son premier maître. Je sais bien que de cela Gœthe lui-même n’aurait voulu convenir à aucun prix, non plus que n’en conviennent aujourd’hui ses biographes et commentateurs. N’est-ce pas précisément pour nous démontrer l’excellence de son goût musical, et l’extrême importante attachée par lui à l’œuvre des compositeurs anciens et contemporains, que l’un des écrivains les plus autorisés à nous parler de lui, M. Wilhelm Bode, vient de publier deux remarquables volumes, tout remplis de documens précieux, sur le Rôle de la Musique dans la vie de Gœthe ? Mais les documens reproduits par M. Bode suffiraient, à eux seuls, sinon