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qu’il passait des années sans daigner en entendre un seul acte au théâtre grand-ducal, dont il était l’intendant. Toute la musique vocale se limitait, pour lui, à deux genres : l’opéra-comique et le lied. Après quoi ses livrets d’opéras-comiques, sur lesquels j’aurai à revenir tout à l’heure, nous révèlent l’idée infiniment petite, et presque enfantine, que cet homme d’un génie souverain se faisait du seul type de musique théâtrale qui lui fût vraiment cher. Sa vie durant, il n’a voulu voir dans l’opéra-comique rien d’autre que l’ancien singspiel de sa jeunesse, la comédie « bouffonne » agrémentée de couplets, ou parfois, tout au plus, une tragi-comédie d’un niveau plus relevé, mais n’ayant recours au chant que pour de courts passages épisodiques quasi indépendans de l’action principale. Le lied, voilà en somme l’unique emploi de l’art musical qui lui apparût tout à fait légitime : un lied où l’accompagnement instrumental fût aussi discret que possible, et où le musicien s’interdît même strictement de composer une musique différente pour les différentes strophes du poème. Toute sa correspondance, l’unanimité des témoignages contemporains, ne nous laissent nul doute sur cet article de sa doctrine esthétique. Jamais Gœthe n’a pu se résigner à reconnaître sincèrement la valeur artistique de la Violette de Mozart, ni de la Chanson de Mignon de Beethoven, ni du Roi des Aulnes de Schubert, non plus que d’aucun des chants immortels composés par ces deux derniers maîtres sur d’autres de ses délicieuses romances ou ballades. Il leur reprochait, à ces maîtres, d’avoir « défiguré » les poèmes qu’ils lui empruntaient ; par où il voulait dire tout d’abord qu’ils avaient adjoint à sa poésie, contrairement à tout droit, une quantité au moins équivalente de libre expression musicale : mais, à défaut même d’une telle concurrence d’un génie étranger, devinée par lui dans les lieds d’un Schubert ou d’un Beethoven, il n’aurait pu pardonner à ces novateurs la façon dont ils avaient, suivant le mot allemand, durchkomponiert, « composé tout au long » le texte de ses poèmes, avec une musique variant de strophe en strophe, alors que le devoir absolu du compositeur était, suivant lui, de trouver une phrase mélodique convenant d’avance à toutes les strophes, et ne formant ainsi qu’une aimable enveloppe musicale toute superficielle, sous laquelle se dessinât, intacte, l’harmonieuse beauté des phrases du poète.

Aussi bien n’est-ce pas seulement de cette manière indirecte, par le choix de ses genres musicaux favoris, que Gœthe nous a signifié l’étrange médiocrité du rôle esthétique assigné par lui à un art dont il se flattait, cependant, d’avoir su pénétrer l’essence la plus secrète.