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pouvait, le mieux du monde, se suffire à soi-même. Rien de semblable en Allemagne, au moment où ont paru les « chansons » de Gœthe. Chacune d’elles était vraiment comme un texte à « mettre en musique ; » et d’avance déjà tout lecteur les « chantait » intérieurement, au lieu de les « lire ; » et toujours le poète, de son côté, les concevait comme ayant à se revêtir de musique, — sauf pour lui à souhaiter que cette musique fût à la fois la plus discrète possible et la plus conforme au sentiment qui lui avait inspiré les paroles. De par sa race, Gœthe n’imaginait pas que l’on put se passer de musique ; de par sa profession, il avait conscience de ne pouvoir pas se dispenser de la collaboration d’un musicien : est-il besoin d’autre chose pour nous expliquer l’extrême importance du rôle de la musique dans sa double vie d’homme privé et de poète « lyrique ? »


Et pourtant à ces deux explications s’en ajoute une troisième, que nous révèlent clairement ses écrits, et en particulier l’abondante série de ses lettres intimes. Nous découvrons dans ces lettres que le grand poète a toujours, depuis sa jeunesse, rêvé d’avoir expressément un musicien attaché à son service, — pour des motifs divers que nous laissent fort bien deviner les documens recueillis par M. Wilhelm Bode. Il voulait, tout d’abord, que ce musicien complétât son œuvre de poète lyrique, en revêtant de musique, sous sa direction, les nombreuses « chansons » qu’il avait écrites déjà ou projetait d’écrire. Pas une de ces chansons qui, sitôt publiée, ne se trouvât mise en musique par une douzaine au moins de compositeurs professionnels ou de simples « amateurs : » mais le poète aurait aimé avoir près de soi quelqu’un qui précisément, parmi cette diversité d’interprétations musicales, produisît en quelque sorte la version « officielle, » le complément authentique de la pensée et des paroles de sa « chanson, » donnant à celle-ci sa pleine valeur expressive sans trop nuire jamais, par sa « musicalité » propre, à l’attrait dominant du poème. De plus, Gœthe entendait que son musicien attitré collaborât avec lui, — ou, pour mieux dire, travaillât sous ses ordres, — à « compléter » pareillement les opéras-comiques et autres œuvres accompagnées de chants qu’il se proposait d’écrire pour les scènes allemandes. Après la popularité de ses poèmes lyriques, la gloire du théâtre avait toujours été le principal objet de son ambition ; et en particulier il avait résolu de donner à l’Allemagne un opéra vraiment « national, » équivalent à celui que Gluck d’une part, et de