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va toucher le balcon, — et, lentement, elles se fondent, fantômes aériens, dans les vapeurs du fleuve.

Partout, sur la vaste nappe miroitante, des formes étranges se lèvent et s’évanouissent, en un mouvement vertigineux de naissances et de destructions.

Tout à coup, le silence se déchire, et le hululement de la sirène monte, comme une clameur d’angoisse, au milieu du vent chaud et de la fumée.


Mercredi, 16 mai.

Cinq heures du matin. L’aube est divinement fraîche. Vers l’Est, une rougeur rampe au bord du ciel. Des fumées roses s’étirent dans la blondeur des sables.

Nous sommes en vue de Béliana, le petit port, où l’on descend pour visiter les ruines d’Abydos. Couleur de groseille, des maisons peintes s’essaiment sur la berge. La ville s’éveille. Avec des battemens d’ailes éperdus, les tourterelles s’échappent des trous des pylônes. Des femmes, la cruche sur l’épaule, vont à l’aiguade... Et c’est, tout de suite, la monotonie des cultures, et, bientôt, le désert. Une dernière rangée de palmiers se déploie sur une longue bande de terre noire, si étroite et si mince, qu’elle semble une baguette d’ébène appliquée sur la glace unie du fleuve.

L’eau du Nil est lustrée, sans une ride, comme une soie rose tramée d’argent. De chaque côté du bateau, un pli liquide se déroule, divergeant de plus en plus vers le large, et, dans cette féerie lumineuse de l’aurore, on dirait un manteau précieux qui traînerait à la proue d’une trirème parée en fête.

Et, à mesure que nous pénétrons dans les pays roses, les couleurs s’avivent de rehauts vermeils. Sous la trame subtile de l’air, nuancé de laque et de carmin, il y a de l’or qui brille. Nulle part, sans doute, l’inerte matière n’apparaît plus splendide, plus allégée, plus suave au regard. Comme nous approchons de Kéneh, des montagnes lilas et blanches, faiblement rosées, couronnent l’horizon. Les cimes sont baignées d’une grande lueur neigeuse, de sorte que l’on croit voir, par-dessus les étages de l’âpre chaîne arabique, des glaciers inondés de lumière.