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d’idées qui jaillit presque de chacune des lettres de Goethe. J’ajouterai que celui-ci, prenant au sérieux son rôle de protecteur, ne se lasse pas de prodiguer à Kayser les preuves les plus précieuses de l’intérêt qu’il porte à ses progrès musicaux : le contraignant à accepter d’importantes sommes d’argent qui lui permettront d’acheter des partitions, de visiter les diverses capitales artistiques de l’Europe, ou encore de se procurer le loisir nécessaire à la composition de l’opéra-comique. A Rome, en 1787, il n’a pas de repos qu’il ne l’ait fait venir auprès de lui ; et peu s’en faut même que le contact familier de son compatriote et ami ouvre décidément le cœur du poète au charme secret de la musique, révélée soudain aux deux « touristes » sous la forme des messes et des Improperia de Palestrina.

Forcé de revenir à Weimar, Gœthe y ramène son musicien. Mais bientôt celui-ci, peu fait pour la vie mondaine, aime mieux aller reprendre à Zurich son obscure existence de coureur de cachets ; et voici tout d’un coup que l’illustre ami, après une nouvelle série de lettres du ton le plus tendre, lui annonce l’envoi d’une partition musicale que vient de composer, sur un poème d’opéra expressément écrit naguère à l’intention de Kayser lui-même, un jeune musicien berlinois appelé Reichardt ! Sans vouloir longtemps en rien laisser voir à son protégé, Gœthe avait évidemment compris, désormais, que ce dernier n’était pas l’homme dont il avait besoin. La musique écrite par Kayser pour l’aventure « bouffonne » de Scapin et de Scapine, en particulier, n’avait pas réussi à tenter un seul directeur de théâtre ; et l’on s’explique ainsi sans trop de peine que Gœthe, se résignant enfin à accueillir favorablement la requête d’un compositeur qui lui paraissait mieux à même de le satisfaire, ait confié à Reichardt, par manière d’essai, le poème de sa Claudine de Villabella. Oui, mais avec tout cela, — étrange ironie de la destinée, — autant le livret de Plaisanterie, Rancune et Vengeance était manifestement au-dessus (ou au-dessous) de l’inspiration toute « lyrique » de l’humble et profond musicien-poète zurichois, autant nous serions en droit de supposer que cette Claudine, la plus « romantique » des pièces de Gœthe, aurait convenu au génie de Kayser. Qui sait si, en renonçant trop tôt au service d’un « maître de chapelle privé, » dont l’ « entraînement » lui avait cependant coûté tant de soins et d’efforts, l’imprudent poète n’a point perdu à jamais une chance exceptionnelle de réaliser le plus cher de ses rêves, — son vieux rêve de conquête de la scène musicale allemande ?