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l’idée de république, mais l’orientation de son esprit y tendait.

Lamennais, lui, en venait à une conception abstraite de vie sociale qui répondait à un idéal de justice et de liberté, pure création de son cerveau. Il ne reconnaissait dans son ébauche de la cité future que deux forces sociales, l’une de formation naturelle : la famille, l’autre d’élémentaire formation politique : la commune. Sujet brûlant entre les trois amis que ces rêves de régénération ! Malgré les liens de famille spirituelle qu’ils avaient établis entre eux, ils sentaient la diversité de leurs origines. Montalembert était ce fils de nobles qui revendique pour lui et pour les siens leur part d’action dans la vie nationale, tout prêt d’ailleurs à se dépouiller des privilèges et des prestiges d’autrefois. Lacordaire était le fils de cette bourgeoisie hardie qui, montée au premier rang, n’acceptait plus d’en descendre et signifiait à la noblesse qu’elle avait laissé passer son heure. Lamennais, moins attaché qu’eux deux à une classe particulière, demeurait le solitaire qui évoque dans son imagination ce que le monde tout entier voit naître chaque jour d’oppression et de souffrance. Il parlait à la France, mais il parlait surtout aux peuples, à tous les peuples. En son âme retentissaient les gémissemens des Polonais et les plaintes de l’Irlande. Il maudissait les trônes : les abolir, y substituer la souveraineté spirituelle et pacifique de Rome, déposer entre les mains du Pape la vie des nations, le voir tirer l’héroïque Pologne de son grand tombeau et retrancher aux puissances avides l’objet de leurs appétits, c’était son rêve. Et ce rêve s’exaltait déjà avec la résistance, devenait une étrange utopie pacifiste où les grandes forces, les grandes puissances officielles du monde s’émiettaient. Seules survivaient des agglomérations immenses de familles et de communes, destinées à se fondre en une société unique menée par ses prêtres aux genoux d’un Pape qui administrait les ordres de Dieu. Certes, Montalembert et Lacordaire entrèrent dans ce rêve impossible. Disciples ardens, épris du maître, leur amour l’adoptait. Mais c’est dans l’âme orageuse de Lamennais qu’il était né ; c’est en lui que brûlait cette furie d’assaut contre l’autorité dont l’Eglise s’était faite jusqu’alors, pour sa propre ruine, la conseillère et le soutien.

Qu’arriva-t-il ? La furie d’assaut se retourna contre les assaillans. L’épiscopat français n’accepta rien de ces hardiesses qui, proclamant l’omnipotence de la volonté populaire, scellaient