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reste, lui disait-il, une grande différence entre Luther et vous et, je ne puis vous le cacher, tout à votre désavantage, c’est que Luther n’aura point été si inconséquent que vous si vous ne vous soumettez pas ; c’est que Luther n’avait point été pendant vingt ans le champion de l’faillibilité du Pape. Il n’avait point été un des oracles de l’Église, l’espérance de tant d’âmes pieuses, l’objet du culte pour ainsi dire de tant de chrétiens comme vous l’avez été. » Il finissait par l’appel passionné du cœur qui s’immole et il ajoutait : « Je mets ma vie entière à votre disposition et je n’ai même pas la consolation de vous faire un sacrifice, puisque cette vie ne m’est plus rien, qu’elle est brisée, anéantie, que je n’ai aucun lien, aucune affection à laquelle je doive renoncer pour m’unir à vous. » A genoux il lui offre « ses larmes de douleur et d’attachement. » « Encore une fois, lui dit-il enfin, faites votre sacrifice, subissez votre martyre, et puis venez verser votre cœur mortellement blessé dans le mien qui l’est aussi, — ou dites-moi de venir vous rejoindre où vous voudrez, — quand vous voudrez. Adieu, écrivez-moi sur-le-champ. J’attends votre réponse comme le criminel attend sa sentence ou sa grâce. »

« La parole qui autrefois a remué le monde, répondit Lamennais, ne remuerait pas aujourd’hui une école de petits garçons. » La parole qui remuait le monde, désormais, c’était la sienne, en qui s’incarnait le Verbe saint que les foules reconnaissent et glorifient. Le petit livre de forme biblique où les versets se suivent, tantôt sifflant l’insulte et la menace, tantôt adorant avec de pieux baisers les plaies de l’humanité et prophétisant le miracle, le chimérique petit livre remuait en effet le monde. Si Rome condamnait, si la Hiérarchie criait au scandale, le genre humain, cette école de petits garçons, s’était senti remué du frisson de la liberté prochaine, et dans cet ébranlement qui répondait aux commotions de son âme, Lamennais trouvait sa justification. « Je ne saurais l’exprimer, écrivait-il, la profonde paix et pour ainsi dire la dilatation de mon âme au sein des pensées pleines d’amour et de lumière qui s’étendent comme d’immenses ondes du point imperceptible qu’on appelle la terre jusque dans les profondeurs de l’Etre infini. » A la vérité, ce point imperceptible, il ne le voyait plus, il habitait ses rêves, il n’entendait plus les appels du fils qu’il avait tant aimé.

Alors ce fut la rupture. Elle fut lente, pénible. Ils ne s’y