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et, si l’on peut dire, au moral, ces trois « études » ont un égal agrément. La plus fine peut-être est celle des petits canards. La musique y va d’un train régulier, par saccades pourtant, mais très rythmées et symétriques, avec, à la fin de chaque période, une chute soudaine et qui semble un plongeon dans l’eau. Tandis que l’exacte division des valeurs (noires, croches, doubles croches) donne une dignité comique à la marche des jeunes palmipèdes, un accent, un éclat, un écart vient parfois souligner leur air, un peu niais, de béatitude enfantine.

Tout l’effet, extérieur et psychologique, des « gros dindons » résulte du rythme, ou plutôt des deux rythmes qui se suivent : l’un à 2/4, épaté, lourd et bête ; l’autre, entraînant à l’improviste, en un mouvement de valse, une gracieuse autant qu’ironique ritournelle.

Mais le premier prix, en ce concours agricole et musical, il faudrait peut-être le décerner aux porcelets. Oui, même le prix de poésie. Un jour, dans la campagne d’Assise, nous rencontrâmes une vieille femme qui tenait sur ses genoux un petit goret noir (c’est leur couleur en Ombrie ;. Elle le berçait, le cajolait ainsi qu’un enfant, et comme nous passions près d’elle, elle dit d’une voix triste : « Sta poco bene. Il ne va pas très bien, » M. Rostand et Chabrier ne les ont pas vus noirs, mais roses, comme ils sont en effet, nos petits compatriotes, mais ils ne les en ont pas moins aimés. La romance qu’ils leur ont consacrée, sans être la moins spirituelle des trois, en est la plus affectueuse. La musique n’a suivi ni les dindons ni les canards avec autant de soin et de complaisance. Elle ne les a point escortés d’une mélodie aussi délicate, comique et gamine aussi gentiment, que cette trottinante et dodelinante mélodie. Fromentin naguère a loué chez les petits maîtres hollandais ce qu’il appelle très bien « la cordialité pour le réel. » La musique de genre, et du genre le plus humble, comme la peinture, y prête. Chabrier le savait, il l’a prouvé, et ses trois essais de « comédie animale » ne sont égaux, peut-être supérieurs à ses meilleures pages de « comédie humaine, » que pour être pénétrés plus avant de ce réalisme cordial, de ce réalisme à base de sympathie.


CAMILLE BELLAIGUE.