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s’était substituée chez elle à l’ancien état de choses, le menaçait en même temps chez les autres et portait ainsi un audacieux défi à toute l’Europe. Nation de 30 millions d’hommes, enfiévrés par l’esprit de prosélytisme, qui faisait de la guerre sa chose propre, de l’état de guerre son état normal, et s’asseyait sans façon, lourdement, dans un des plateaux de la balance portés par les fils ténus de la diplomatie européenne.

L’équilibre était rompu. Que pouvaient en effet les armées étrangères, avec leurs maigres effectifs, avec leur organisation savante, mais parcimonieuse, leur tactique étriquée, leurs procédés mi-politiques et mi-militaires, contre cette levée en masse, cette formidable poussée de tout un peuple, dont les énergies étaient exaltées jusqu’au paroxysme ? D’un côté, la force morale, ce facteur infini avec lequel on peut tout et sans lequel on ne fait rien ; de l’autre, aucune force de même nature qui puisse lui être comparée. Aussi, en dépit de leurs imperfections sans nombre, de leur défaut et parfois de leur manque total d’organisation ; en dépit de l’ignorance professionnelle de leurs soldats et de leurs généraux, des fautes de leurs chefs politiques et militaires, les armées de la République allaient de l’avant, poussées par une force irrésistible.

Ces imperfections, remarque Clausewitz, permirent aux armées de l’Europe de résister parfois heureusement et d’opposer une faible digue à la violence du torrent. Mais bientôt, sous la direction habile et puissante du génie de Bonaparte, l’armée française acquit une telle force qu’elle parcourut l’Europe avec une vigueur d’impulsion, contre laquelle les armées de l’ancien système étaient impuissantes.

La réaction se fit quand les puissances européennes s’avisèrent d’opposer à l’adversaire ses propres armes. Elle commença en 1808 en Espagne, où la guerre devint bien vite nationale et populaire ; elle continua en Autriche en 1809 et en Russie en 1812, où des efforts extraordinaires furent faits pour rassembler des réserves et des landwehrs. Enfin elle acheva son œuvre par une formidable coalition qui réunit plus d’un million d’hommes pour battre celui qui avait si longtemps triomphé. Ainsi s’était retournée contre lui la force morale dont il savait si bien la toute-puissance ; les peuples faisaient maintenant cause commune avec les rois et combattaient, la rage au cœur, pour leur délivrance et pour leur indépendance. À ce ressort puissant Napoléon ne