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pensée, une sorte de profondeur et de recul mystérieux, avait, pour employer un mot banal, mais très exact, le sentiment de la Nature, et il réussissait, je crois, à l’exprimer.


Sur ce sentiment de la Nature dans les ouvrages de Vigny antérieurs aux Destinées, la plupart des observations que les Poèmes suggèrent ne seraient pas moins justifiées, si l’on consultait les romans.

Ne nous méprenons pas aux adieux que Cinq-Mars, prêt à quitter le manoir héréditaire, adresse au « magnifique paysage » dont ses regards, par la « grande croisée » de la salle à manger, parcourent l’étendue avec une attention mélancolique : « Le soleil était dans toute sa splendeur et colorait les sables de la Loire, les arbres et les gazons, d’or et d’émeraude ; le ciel était d’azur, les flots d’un jaune transparent, les îles d’un vert plein d’éclat : derrière leurs têtes arrondies, on voyait s’élever les grandes voiles latines des bateaux marchands, comme une flotte en embuscade. nature, nature, se disait-il, belle nature, adieu ! »

On se serait probablement scandalisé, en 1826, qu’un héros de roman prononçât ce mot de Nature, sans y joindre l’expression d’une sorte d’idolâtrie. Mais, pas plus que Cinq-Mars, Alfred de Vigny ne démêle dans la nature ces révélations innombrables, ou, pour parler le langage de la précieuse, ce « million de mots » que la première et la deuxième génération des romantiques, — que dire de leurs successeurs ? — se flatteront d’y découvrir. Qu’est-ce pour lui que la Touraine, par exemple ? Un paysage féodal, la terre d’élection des vieux châteaux et des terres de la noblesse, l’expression persistante d’un état social qu’a détruit la Révolution, mais qui demeure l’idéal de ce romancier gentilhomme.

Les grandioses et sauvages Pyrénées elles-mêmes ne l’exaltent pas beaucoup plus que le doux et modéré pays surnommé « jardin de la France, » Ses amis du cénacle, Hugo, Deschamps, Guiraud, lui prédisaient, de bonne foi, que sa vive imagination s’élèverait aussi haut que ces cimes illustres. En somme, de son séjour au fort d’Urdos, il rapporte assez peu de chose : l’impression douce et triste du son du cor au fond des bois, dans le silence du soir, associée ingénieusement au souvenir de l’héroïque mort du « grand Roland ; » une description