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Sans parler de certains romanciers stériles, mais incontinens, qui avilissent l’art d’écrire, combien d’honnêtes gens, sous prétexte d’encadrer les faits, se croient le droit de charger leur palette et de nous infliger ou un lever d’aurore ou un coucher de soleil ou tout autre poncif de leur recueil de scènes naturelles. Chez Alfred de Vigny conteur, le paysage a un but dramatique : il prend vraiment part à l’action. Relisons, dans Cinq-Mars, la description de la vieille cité lyonnaise, enveloppée de brunie, au point du jour. Ce n’est plus, cette fois, un croquis rapide en trois traits, c’est un large tableau exécuté soigneusement. Mais, ici, le brouillard épais, sous lequel la ville demeure effacée et ensevelie, est un obstacle redoutable, on pourrait dire un ennemi odieux. Il menace de rendre impossible le coup d’audace qui doit mettre en liberté les condamnés. Un mouchoir blanc, que l’on agitera, doit servir de signal : il s’agit de l’apercevoir. Du haut du donjon, d’où sortiront bientôt les prisonniers, le regard du fidèle Grandchamp plonge anxieusement sur cet abîme de vapeurs où les rues de la ville et toutes ses maisons, du seuil au toit, sont englouties. Après une attente émouvante, voici que, sur un point, le rideau crève, se déchire plus largement, s’arrache par lambeaux, se dissipe du tout au tout pour faire place au plus joyeux soleil, et l’angoisse du bon lecteur, après avoir été portée au plus haut point par ces ténèbres matinales, s’envolerait avec elles, si tout espoir d’un dénouement heureux n’était détruit par le refus des deux captifs qui s’obstinent, en allant au supplice, à mériter le martyre, — le martyre du point d’honneur !

Telle sera, dans les récits, sobres et forts, de Servitude et Grandeur militaires, la pratique ordinaire d’Alfred de Vigny. S’il décrit « la grande route d’Artois et de Flandre, » cette longue et triste ligne droite « sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d’une boue jaune en tout temps, » c’est que, du haut de son cheval, tout en chantant Joconde à pleine voix, il lui fallait apercevoir l’ornière prolongée que trace, devant lui, une roue de charrette et qu’en « examinant avec attention cette raie jaune de la route, » il devait remarquer « à un quart de lieue environ, un petit point noir » qui « marchait. » Est-il besoin de commenter le procédé de l’écrivain ? Chacun ne voit-il pas qu’avec une ingéniosité, qui. n’est pas sans analogie avec l’art si subtil de l’exposition du Philoctète,