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par cette idée que le bienfait de l’existence champêtre ressuscite vraiment Mme de Vigny : « Pendant que je vous écris, ma chère Lydia, qui m’a chargé de vous serrer la main, va voir un chœur de jeunes filles qui vendangent des grappes grosses comme celles de la Terre promise. Elle se porte si bien en respirant cet air pur et chaud que je remercie Dieu de m’avoir laissé assez de bon sens et de sagesse pour garder cet ermitage. » Il plaisante assez volontiers sur les offres trop obligeantes de son « oncle anglais, le général Bunbury, gouverneur de la Jamaïque, » qui l’invite à le venir visiter, ou de son ami, « le ministre russe et chambellan aide de camp de l’Empereur, » qui lui propose de l’aller rejoindre à Tiflis, en Géorgie, « pour voir la guerre poétique des Circassiens. » Mais n’y a-t-il aucune amertume dans son sourire ? « Mes amis me croient toujours disponible, n’est-ce pas curieux ? Moi qui suis en ce moment comme le dieu Terme, les pieds dans la terre, enfoncés jusqu’aux genoux, mais ta tête ailleurs, je l’avoue, très près du ciel quelquefois. » Il rêverait le « voyage de la Toison d’or »[1] et ses plus longues escapades, pendant ces années de relégation, seront quelques rares et maussades visites à Angoulême, une de ces « petites villes » qu’il ne peut souffrir, et encore un très court voyage, un seul, « à la Rochelle et dans les petits ports de mer » de la Saintonge. Il espère, un moment, s’aventurer avec Mme de Vigny jusqu’à Genève, où le désir d’admirer le Mont-Blanc l’attire moins que le secret espoir de retrouver le salon et la société de la comtesse de Circourt : il charge sa parente, Mlle Maunoir, de découvrir pour sa femme et pour lui un très modeste appartement, avec ou sans la vue du lac ; les pourparlers traînent un certain temps, et le projet échoue.

Au mois de mars 1852, il croit rentrer à Paris, ramenant la comtesse de Vigny guérie. Mais la fièvre revient brusquement « sans motif, sans raison, sans prétexte, on ne sait pourquoi. » Si peur qu’il ait de se laisser gagner par « l’égoïsme, » il fait, ce jour-là, sur lui-même un retour douloureux : « C’est le rocher de Sisyphe que l’on roule et qui ne cesse de retomber. Je donne de la vie et du courage à ce qui m’entoure, j’y dépense tout ce qu’il y a de joie naturelle et primitive dans mon caractère ; mais ensuite, quand je suis seul comme en ce moment à

  1. Lettre du 10 novembre 1850 à la vicomtesse du Plessis.