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se distraire : « Vous me parlez de distractions ? Je n’en ai pas. » Il ne remplira pas le vide des journées en découvrant l’intime poésie de tout ce qui, dans le verger, dans la prairie, dans le champ de labour et dans la lande méprisée, s’étale ou se dérobe autour de lui, sans excepter « cent raretés à voir le long du marécage. « Il n’est pas La Fontaine, et il n’est pas Châteaubriand.


III

Il est, ce qui vaut presque autant, Alfred de Vigny, c’est-à-dire un esprit profond et une âme orgueilleuse.

Assez d’écrivains, petits et grands, se sont fait une loi de suivre « en vrais moutons, » non plus « le pasteur de Mantoue, » mais Jean-Jacques le Genevois. Assez de voix, belles ou ingrates, retentissantes ou perdues, ont entonné avec ferveur, — ou sans conviction, — l’hymne en l’honneur de la Nature, ont célébré la grâce, la splendeur, la sublimité de cette sphère aux pôles aplatis, dont nos philosophes, plagiaires, une fois de plus, des Grecs et des Romains, ont cru refaire une déesse auguste. N’est-il point temps de répudier ce culte fastidieux et de jeter le cri : Je suis homme ? L’homme a le droit d’opposer son mépris à l’univers, que l’univers le laisse vivre ou qu’il le tue. C’est une lâcheté que de prier, que de pleurer aux pieds d’une insensible et monstrueuse idole. Il manquait un athée à cette élégiaque religion : cet athée, ce sera l’auteur des Destinées.

Pour s’insurger ainsi contre une tradition qui lui paraît servile, Vigny n’a pas, comme on pourrait le croire, et comme on l’a dit trop souvent, attendu les suprêmes déceptions, les injures du sort, les amertumes de l’amour et les rancœurs de la vieillesse. Ses anathèmes admirables remontent à son âge le plus viril, et, avant de les proférer, il en avait conçu l’idée depuis près de dix ans. Ce n’est pas en 1844, c’est en 183S qu’il déposait, dans le Journal d’un poète, le germe de la méditation ultérieure : « Jaime l’humanité. J’ai pitié d’elle. La nature est pour moi une décoration dont la durée est insolente, et sur laquelle est jetée cette passagère et sublime marionnette appelée l’homme. » Il s’exprimait ainsi, l’année où il donnait son Chatterton.

Ce parti pris hardi, original, a merveilleusement servi les