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moyens d’Alfred de Vigny : il a écrit la Maison du berger. Dans ces cinquantes strophes, si puissamment rythmées, si riches d’harmonie, si fougueusement emportées par un courant de passion et de pensée irrésistible, continu, comme celui d’un fleuve, le poète français a égalé la profondeur, la majesté des hexamètres lucrétiens :


Je n’entends ni vos cris, ni vos soupirs : à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore en les portant les noms des nations.
On mo dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme votre hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.
…………………..
C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
……………………
Vivez, froide nature, et revivez sans cesse
Sur nos pieds, sur nos fronts, puisque c’est votre loi...
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines
J’aime ta majesté des souffrances humaines,
Vous ne recevrez pas un mot d’amour de moi.


Après avoir proclamé avec tant de vigueur ce credo négatif Alfred de Vigny se trouvait engagé, sous peine de scandale et de ridicule éclatans, à ne jamais en abjurer un seul article. Fût-il allé à Genève, eût-il été saisi d’admiration devant la montagne géante, et se fût-il émerveillé des nuances du lac, il n’avait plus le droit de laisser voir ses émotions.


Pouvait-il les détruire ? En septembre 1856, écrivant, une fois de plus, à cette même « amie, » l’infatigable voyageuse dont il enviait, en 1843, la vie errante et affranchie de tout lien social, il lui fait cet aveu : « Je me suis persuadé, en maudissant la terre, ses bois et ses montagnes, que je la délestais, que je ne croyais plus ni à l’air, ni à la lumière, ni aux grands horizons, et que tout cela n’est, après tout, qu’une toile de fond