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bonne à servir de cadre à la beauté que l’on aime, à la personne qui vous accompagne dans la vie, près de qui tout doit n’être rien. Ai-je tort ? ai-je raison ? Je ne sais ; mais il est nécessaire de croire toujours cela pour que les révoltes de l’homme soient un peu étouffées en moi, pour que je ne crie pas contre le ciel. » Il la prie de ne pas lui conter son voyage au retour, ou de lui affirmer « que le Rhin n’était pas beau, que ses îles n’avaient pas de verdure, que ses vagues n’avaient plus de mugissemens, que ses châteaux étaient sans majesté dans leurs antiques ruines ; vous me direz cela, vous mentirez par amitié et vous me ferez du bien. Je reviendrai auprès de ma lampe, et je continuerai à écrire comme j’ai fait hier jusqu’à deux heures et demie après minuit pour tout oublier. » Ah ! que Tolstoï avait raison contre Zola ! La passion exclusive, acharnée, immoralement égoïste du travail, du travail cérébral surtout, de cette scribendi cacoethes que le satirique latin nomme de son vrai nom, empêche le visage humain de quitter son grimoire et de se redresser pour regarder autour de soi et au-dessus ; elle finit par cacher à nos yeux, hébétés par le clair soleil comme ceux du hibou, le vrai sens de la vie et son accord mystérieux avec cet univers qui la supporte.

Pour s’obstiner dans l’attitude que lui imposait, quelquefois malgré lui, son paradoxe contre la Nature, Alfred de Vigny a trouvé au fond de son cœur très tendre, très impressionnable, de meilleures raisons.

Il chérissait, comme il aurait aimé un de ses enfans, s’il avait eu le bonheur d’être père, la fille de ses deux amis M. et Mme Ancelot. Depuis son mariage avec le grand avocat Lachaud, originaire de la Corrèze, et surtout depuis la naissance de Georges et Thérèse, les deux enfans qu’elle élevait avec tant de tendresse, la douce, grave, pieuse et vraiment sainte Mme Lachaud — ou, de son nom de jeune fille, Louise-Edmée Ancelot, — passait la saison d’été et une partie de l’automne sur le plateau pittoresque, mais trop souvent pluvieux et très froid, de la petite ville de Treignac. Ces voyages avaient pour Alfred de Vigny le douloureux inconvénient d’éloigner pour des mois cette jeune amie, et, à ce qu’il croyait, de mettre en péril sa santé. Quand il pensait qu’elle avait à souffrir d’un de ces brusques abaissemens de la température qui sont le propre des régions du Limousin, il regardait de nouveau la marâtre nature