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avec les mêmes yeux, pleins de courroux, qu’au temps où il se déchaînait, en très beaux vers, contre sa cruauté impitoyable. Voici comment, dans une lettre écrite en 1835, il pousse sa diatribe : « Ne cesserons-nous jamais de faire des complimens fades à cet amas de boue qu’on nomme la terre et dont la fragile créature humaine ne peut se garantir qu’à force de maisons et de chambres bien chaudes ? Savez-vous rien de plus triste que l’affreuse Aurore, si pâle quand je l’ai vue tant de fois tomber sur mes yeux fatigués après les nuits que j’avais passées à veiller près d’un lit de malade. Comme elle apporte avec elle l’humidité et le frisson du matin, et les rosées malsaines et glaciales ! Que de fois je lui ai fermé les rideaux les plus sombres avec indignation, en rallumant les bougies qui ne prennent pas comme elle un air de gravité indifférente. Elles sont un peu mélancoliques comme la vie et se consument lentement comme elle[1]. »

A la même date, l’année suivante, les mêmes préoccupations reviennent, et c’est contre la vie rustique et ses embûches redoutables un torrent de malédictions : « Si j’écrivais à une autre personne que vous, je dirais : C’est bien fait ; vous nous quittez pour aller à la campagne, vous y trouvez la pluie et le froid, tandis qu’à Paris on n’a pas encore fait de feu et l’on étouffe. Mais je pense que ce séjour vous fait mal et je deviens sérieux. Le grand air qui vous environne est un vent humide et perpétuel qui tourbillonne dans les oreilles et pénètre dans la gorge de Louise qui sera toujours délicate et vulnérable, si l’on n’en prend un soin continuel. Mais c’est un soin bien inutile que de lui recommander sa personne qu’elle traite avec une indifférence dédaigneuse. » Il serait abusif de citer jusqu’au bout cette lettre, reproduite, je crois, dans le volume imprimé de la Correspondance. Comme on en peut juger par ce fragment, chaque mot révèle la tendresse et s’illumine de bonté.

Après l’avoir lue en entier et avoir scruté, de très près, tout ce qu’on peut connaître de la correspondance de Vigny, si l’on n’a pas acquis l’absolue conviction qu’au fond de soi le poète stoïcien ail eu en haine la Nature, on croit très fermement à son affirmation : « J’aime l’humanité. »

Par ce beau mot d’humanité, il n’entend pas cette entité

  1. Histoire d’une âme, par Georges Lachaud, p. 138 et suiv. Cet ouvrage, un in memoriam pieux, n’a pas été mis dans le commerce. Le texte cité est peu connu.