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Au delà, c’est la campagne à perte de vue, la campagne jaune, plate, uniforme, monotone, déserte, religieusement mélancolique en dépit du soleil qui la dore.

On est surpris, en rentrant dans la ville, de la trouver habitée. Comme nous avons renvoyé notre voiture, nous pouvons errer à loisir, avant la tombée de la nuit, dans le quartier qui avoisine la grande mosquée ; on pourrait se croire dans un village aux rues étroites, sans pavés ni trottoirs, aux maisons basses hermétiquement closes. Des enfans pieds nus, avec de grands yeux vifs éclairant un visage hâlé, nous regardent passer. Je remarque une fois de plus le contraste qu’il y a entre l’attitude enjouée des enfans et la lassitude que trahit souvent la démarche des hommes faits. Nous nous arrêtons pour considérer trois chameaux accroupis qui broient des feuilles de cactus, leur régal habituel, cette année d’extrême sécheresse. Mais le chameau est philosophe ; il aime ce qu’il a et il mastique les rameaux épineux sous ses mâchoires roulantes en levant vers le ciel une tête chargée d’une volupté sans égale. Nous croisons des indigènes drapés dans leurs burnous et des femmes vêtues de noir ainsi que des religieuses ; elles relèvent parfois, en nous croisant, un coin de leur voile d’un geste furtif quand la rue est déserte et qu’elles sont jolies.

On m’assure à ce propos que la coquetterie n’est pas le seul péché mignon auquel sacrifient les femmes de Kairouan. Au sein de cette population douce et nonchalante, la liberté des mœurs frise parfois la licence. Je me suis laissé dire que les toits de la ville arabe voient aux heures crépusculaires de suggestives promenades. Comme les terrasses communiquent les unes avec les autres chaque fois qu’une rue ne les sépare pas, c’est une voie plus intime et plus sûre que le pavé d’en bas, un chemin qui facilite les visites entre voisins. Les femmes en usent communément. Or, ces visites cachent souvent des rendez-vous clandestins et, ce qui vaut mieux, sans péril. On sait qu’aux termes de la loi musulmane, aucun homme ne peut pénétrer chez une femme qui en reçoit une autre, fût-il son mari, son père ou son frère. Les femmes arabes se trouvent ainsi maîtresses de leurs actions sous le couvert de la coutume. Il suffit de l’accord de deux d’entre elles pour rendre tout contrôle illusoire. On m’assure que tel magistrat, soucieux de faire cesser le scandale, dut réprimer ce zèle indiscret en apprenant