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destinée court partout. De 1490, date de son mariage, à 1539, date de sa mort, elle est la figure vivante de l’Italie, celle vers qui tous les lettrés et les rois étrangers se tournent pour connaître le génie de la race et du pays. Ce que la belle Simonetta avait promis au monde, un quart de siècle auparavant, Isabelle d’Este le tint. Elle fut la Renaissance accomplie, triomphante, avec l’éclat et la saveur d’un fruit mûr. De la belle Simonetta, elle avait plusieurs traits : la grâce et le don de sympathie, mille amis, pas une ennemie, la curiosité et l’entrain universels, l’art de résumer en un geste un siècle, en un mot une philosophie, le regard qui avertit les artistes qu’ils ont un modèle et persuade aux philosophes qu’ils ont un disciple, enfin la beauté qui dispense de tout. Mais elle avait, de plus, un équilibre parfait de santé et d’esprit, qui lui permit de fixer en un tableau définitif ce qui, chez l’autre, n’était qu’une prestigieuse ébauche. Elle dura et elle fonda : ce que n’avait pu et n’aurait peut-être pas su la nymphe de Botticelli. Elle se fit aimer de son mari : elle eut des enfans et se continua en eux. Dans le beau livre que lui a consacré Julia Cartwright, modèle de biographie copieuse et compréhensive, le seul livre, d’ailleurs, que nous possédions sur la prima donna del mondo, l’auteur a pu dire, en toute vérité, que c’est là « une nature complète de femme. »

Enfin, elle a été l’inspiratrice et la propriétaire légitime d’une foule d’œuvres fameuses qui sont ici, au Louvre, et que nous admirons sans savoir que nous les lui devons : le Parnasse, la Sagesse victorieuse des Vices et la Vierge de la Victoire, de Mantegna, le Combat des Amours et de la Chasteté, de Pérugin, le Triomphe de la Poésie, de Costa. Nous les lui devons deux fois, elle ne les a pas seulement payées, elle les a voulues. Elle a aussi possédé la Mise au Tombeau du Titien, et l’Antiope du Corrège. Si tous ceux qui l’ont aimée étaient là, quelle foule ! Si tous ceux qui l’ont célébrée, quel bruit ! Ils y seront si nous voulons les appeler. Ils errent dans nos souvenirs, cherchant un point fixe où se rattacher. Les morts sont peut-être plus faciles à réunir que les vivans : ils ont oublié leurs querelles, ils sont coulans sur la question des préséances. Cette petite salle du Louvre leur suffit. Les ombres tiennent peu de place. Là-bas, à Mantoue, l’immense palais où elle a vécu, vide aujourd’hui et désolé, ne leur offrirait pas un meilleur asile. Ils n’y retrouveraient presque rien d’elle. Ici, ils la retrouveront elle-même