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avec les figures idéales qu’elle suscita et tous les reflets de ses élégances que le Mincio n’a pas su garder dans le miroir de ses eaux lentes, lumineuses et pestilentielles[1].


I. — LA VIE SUBIE

Chaque femme a trois vies : une vie subie, une vie voulue, une vie rêvée : les choses qu’elle fait malgré qu’elles ne lui plaisent pas, les choses qu’elle fait parce qu’elles lui plaisent et les choses qui lui plaisent et qu’elle ne fait pas, soit parce qu’elle ne peut, soit parce que, tout en les désirant, elle ne les veut pas. Quand il s’agit d’une femme qui a composé, à son gré, le décor de sa demeure, qui a commandé à des légions d’artistes, qui leur a dicté des chefs-d’œuvre, nous pouvons aisément imaginer quelle fut sa vie rêvée. Mais ce rêve ou cet idéal serait parfois tout à fait inintelligible si nous ne savions de quoi il était la revanche, de quelle nécessité ou réalité il la libérait ; quelle était, en un mot, sa « vie subie. » Chez Isabelle d’Este, elle est généralement mal connue, tout à fait éclipsée par l’autre et le premier pèlerinage qu’on fait à son palais de Mantoue en suggère, d’ordinaire, l’idée la plus erronée.

Ce pèlerinage est peu fréquent. De loin en loin, une automobile traverse les marais mantouans comme un boulet, de peur des microbes, et s’arrête sur ; la vieille place Sordello. D’élégantes mondaines, embrumées de voiles et bourrées de quinine, se hâtent de descendre et, vite, se perdent, deviennent imperceptibles dans les cavités immenses du palais abandonné. Le silence, la solitude, le soleil, le vide, les saisissent et les absorbent. Quand, après des détours sans nombre, dans ce chaos de palais délabrés, sous des lustres que mire l’eau

  1. Sur Isabelle d’Este, il a été fait beaucoup d’études fragmentaires parmi lesquelles il faut citer : en italien, celles de MM. Luzio et Rénier, qui, sur la plupart des points, ont épuisé le sujet ; celle de M. Pedrazzoli, celle de M. Braghirolli, celle de M. Ferrato, celle de M. Stefano Davari ; en français, les recherches d’Armand Baschet dans les Archives de Mantoue. Gazette des Beaux-Arts (1886), et Archivio storico ilaliano (1886) et les études de Charles Yriarte : Gazette des Beaux-Arts (1888, 1895 et 1896).
    Mais c’est en anglais qu’a paru le seul ouvrage d’ensemble publié jusqu’à ce jour sur Isabelle d’Este : Isabella d’Este, marcchioness nf Mantua (1474-1539), a Study of the Renaissance, by Julia Cartwright (Mrs Ady), 2 vol., Londres, 1903, un magistral ouvrage dont il faut souhaiter la traduction pour le progrès des études italiennes en France.