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morte des glaces et les frises débordantes de statues ruineuses, après les à-pic de briques rouges plongeant dans les eaux vertes des fossés, les visiteuses sont parvenues aux petites chambres d’Isabelle d’Este, si petites, si calmes, si loin de tout, si chichement éclairées avec le lac qui borne partout la vue, le fil brillant des eaux tendu à l’horizon, elles se croient dans le royaume de l’Immobile et de l’Insensible, et se figurent que les jours vécus ici furent sans ombre et sans heurt, un peu ennuyeux, — comme on se figure le Paradis. Parce qu’elles sont venues en auto, qu’elles ont lu le matin, dans les recentissime des journaux, les nouvelles de quelque grève ou de quelque drame passionnel, qu’elles ont donné le matin leur adhésion à deux ou trois ligues, qu’elles ont fait trois visites avant de venir et doivent aller prendre le thé à cinquante kilomètres de là, elles s’imaginent, de bonne foi, vivre dans un temps agité et mener une vie intense... La femme qui rêva sous ces caissons bleu et or et qui passa sous cette porte basse, plaquée de marbres multicolores, connut des heures plus difficiles et ses nerfs furent mis à des épreuves plus rudes. Sans doute, tous les restes d’images qui tapissent ce Paradiso : ces violes, ces phrases musicales avec leurs notes mystérieuses, marquetées dans un bois précieux, suggèrent une vie calme de dilettante et des songes rares. Mais pour en sentir toute la beauté, il faut savoir au milieu de quel monde, ce petit monde artificiel était parvenu à vivre et de quelles tempêtes ce Paradiso était le refuge.

Or, ce monde du XVIe siècle, en Italie, était le plus cruel que la terre eût porté depuis des siècles, les secousses qui l’agitaient, les plus brusques, les plus imprévues, les plus violentes qu’on eût depuis longtemps connues, les alliances les plus éphémères, les lendemains les plus incertains. Un virtuose, jouant du violon dans une cage de fauves, telle nous apparaît proprement Isabelle d’Este. Belle-sœur par son frère de Lucrèce Borgia et par sa sœur de Ludovic le More, sœur d’Alfonso d’Este, elle a vécu parmi les renards et les loups de la Renaissance, parmi les tigres mêmes, et elle les a domptés. Avant d’être autre chose, avant d’être une humaniste, une musicienne, une Mécène, une collectionneuse, une touriste, il lui a fallu être une dompteuse de bêtes féroces.

Elle en a dompté de fort diverses. D’abord son mari. Elle