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d’œil, l’inimitié irréductible de la race avait fait éclater son masque de fausse indifférence.

Avouons-le franchement : nous avions tous peur les uns des autres, et c’était le côté comique de ce drame. Chaque fois que des Européens croisaient des indigènes sur le trottoir, ceux-ci comme ceux-là s’écartaient prudemment avec la vague appréhension de recevoir un mauvais coup. Les Musulmans avaient beau nous répéter qu’ils n’en voulaient qu’aux Italiens, nous n’en étions pas bien sûrs, surtout quand nous comptions ceux des nôtres qu’ils avaient mis à mal par erreur. Le sentiment très net de notre insécurité rendait tout le monde très circonspect. J’ai habité dix ans l’Afrique du Nord : pour la première fois de ma vie, j’ai éprouvé l’angoisse de m’y sentir en terre ennemie.

Les autorités en avaient tellement conscience qu’elles firent enterrer presque clandestinement les victimes françaises et italiennes, redoutant avec raison de ne pouvoir maîtriser une nouvelle émeute causée par des manifestations européennes. Les vieux colons en suffoquaient de colère et d’humiliation. Sous le coup du premier ressentiment, devant les lombes ouvertes, un orateur prononça des paroles violentes, que personne pourtant ne trouva excessives, parce qu’en ce moment-là elles traduisaient la pensée de tous : « On a rampé, dit-il, autour des murs de la ville : c’est une honte, une ignominie ! Ce qu’il fallait, c’était traverser la ville arabe, baïonnette au canon, et montrer aux indigènes que seuls, ici, les Français ont le droit de commander[1]. » Tous nos compatriotes m’ont répété la même chose à peu près dans les mêmes termes. Ils n’en revenaient pas. Jamais bouleversement pareil ne s’était vu. Chacun se lamentait : « Comment ! Après trente ans de protectorat, après un loyal essai de politique arabophile, voilà où nous en sommes ! C’est à désespérer des Tunisiens ! »

Ils exagéraient peut-être, je voudrais le croire. Mais ce qui me paraît évident, au lendemain d’un long voyage à travers l’Algérie et la Tunisie, c’est qu’un nouvel état d’esprit, encore inconnu il y a dix ans, commence à s’y affirmer, à s’y préciser dans ses tendances. La crise de ces derniers jours n’a fait que le trahir brusquement. Ce ne sont pas seulement les figures des indigènes qui sont changées, mais leurs dispositions à notre

  1. La Tunisie française du 9 novembre 1911. Discours de Me Cirier.