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Les transports d’évacuation auraient dû achever les malades qu’une convalescence rapide et la nécessité de faire de la place, condamnaient au voyage de Casablanca ; mais la joie de quitter Fez, le désir de revoir le clocher natal soutenaient contre toute vraisemblance les corps épuisés. La pénurie de personnel était si grande qu’on ne pouvait donner aux convois ni médecins, ni infirmiers. Les évacués s’entassaient au petit bonheur dans des arrabas sans coffrage, sans toiture et sans ressorts, que la maladresse ou la malveillance de leurs conducteurs kabyles transformaient en instrumens de supplice raffinés. Cahotés dans toutes les fondrières et sur toutes les roches du chemin, sans abri contre le soleil et les mouches obstinées, sans boissons fraîches et sans paroles amies, ils n’avaient même plus l’énergie de la plainte. Perdus dans le nuage de poussière soulevée par les chameaux, les voitures, les piétons de l’escorte, ils arrivaient fourbus à l’étape, et mangeaient, se couchaient où et comme ils pouvaient. En les voyant réduits à l’état de fantômes à peine consciens, si peu différens par la souffrance des êtres les plus infortunés du pays marocain, les lettrés leur donnaient presque la préséance dans les sept classes de damnés d’un Enfer que Dante n’a pas décrit : le blessé, le malade, le bourricot, le chameau, le mulet, le tringlot et l’officier d’infanterie.

A Dar-Dbibagh, les cerveaux bouillonnaient. On était sans nouvelles précises des troupes qui avaient accompagné le général en chef dans la direction de Meknès. Leur retour, annoncé tout d’abord pour les premiers jours de juillet, semblait incertain. Les journaux de France, que des colporteurs indigènes venaient vendre autour du camp, publiaient des renseignemens contradictoires, et l’ « incident d’Agadir » compliquait une situation déjà fort embrouillée. On avait l’impression d’être oubliés à Fez où ne montaient plus, depuis cinq semaines, ni convois, ni approvisionnemens. L’Intendance commençait à mélanger farine d’orge et farine de blé pour la préparation du pain ; l’argent devenait rare dans les caisses du Trésor ; les correspondances adressées aux militaires de la garnison n’arrivaient pas à destination et, seules, quelques lettres se glissaient par erreur dans les sacs de la poste civile apportés en trois jours de Tanger. La manifestation grandiose prévue pour le 14 juillet était impossible, et l’on devait se contenter d’une parade militaire très réduite,