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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/147

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LA VOCATION PAYSANNE ET L’ÉCOLE.

écoliers, il racontera qu’il sait labourer et il a labouré en effet. La main agrippée au mancheron de la charrue à côté de celle de son père, il a suivi le soc de ses petits pas ; il a répété les vieux commandemens aux traînantes intonations, il a enflé sa voix pour lancer les jurons qui tendent les jarrets et courbent les nuques de l’attelage sur les affleuremens d’argiles compactes : au bout du champ, pendant que les bêtes soufflent, il s’est retourné pour contempler le travail fait, le sillon droit et profond d’où s’échappe une buée légère, les grandes mottes renversées ; il a aspiré à pleins poumons l’odeur salubre de la terre, et senti déjà lui aussi dans son cœur la joie et l’orgueil du beau labour.

Rien de plus intéressant et de plus instructif que l’étude de cet enfant dont on peut dire à première vue qu’il a choisi son métier, qu’il en a commencé l’apprentissage, et qu’il en a la vocation. Voilà le fait concret, et, bien que dans l’activité naissante de cette âme, tout soit encore confus, rudimentaire et amorphe, une analyse attentive y peut déjà faire des distinctions : sur les deux bourgeons jumeaux, étroitement accolés, que la sève gonfle, un œil exercé ne distingue-t-il pas celui d’où sortira la fleur de celui qui ne donnera que des feuilles ? Le choix du métier et l’apprentissage ont été imposés par la naissance, une ambiance infranchissable, la force même des choses. Ici l’enfant a tout reçu, et subi : il a été entièrement passif. Il n’en est pas de même pour la vocation, qui bientôt se révèle avec son caractère d’innéité et de spontanéité. Elle est naturellement tributaire des circonstances extérieures, qui dans l’espèce sont dominantes et oppressives, mais elle marque, en leur échappant quelquefois, qu’elle est d’origine plus intime, plus profonde et plus ancienne.

Quelle différence entre ces deux écoliers, que nous rencontrons chaque soir conduisant leurs bestiaux à la prairie, enfans sages, apprentis dociles, en qui les parons voient déjà deux solides bouviers ! Le premier ne sait guère que le nom et le nombre de ses bêtes ; le second est intarissable sur l’âge, le mérite, les aptitudes, l’avenir de chacune d’elles ; et, quand il arrive aux deux rois du troupeau, les grands bœufs gris aux cornes noires, ses yeux et sa voix s’animent pour le couplet final, plein de bravoure gasconne et de phrases du terroir : « Voyez-vous, monsieur, quand mon père les met à la forte charrue, et qu’il appuie des deux mains, elle s’enfonce