Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/466

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

représentée Holbein, n’avait pas assez de beauté pour que la déconvenue du roi put s’expliquer par là seul ; et aussi bien peut-on voir à Vienne, de la main d’Holbein également, le portrait d’une autre des femmes d’Henri VIII, Jeanne Seymour, qui certes dépassait en laideur tout ce que pouvait offrir, sous ce rapport, la figure régulière et banale d’Anne de Clèves. La cause véritable de la répudiation de cette dernière, nul doute qu’il faille l’attribuer à l’absence, chez elle, de certaines qualités d’ordre intellectuel et moral. Considérons attentivement le portrait du Louvre : sous la première apparence souriante, naïve, voire agréablement rêveuse, des traits du long visage aux yeux retroussés, nous apercevrons peu à peu l’expression d’une « nullité » profonde et irréparable, d’une espèce d’apathie foncière, qui sûrement ne se laissera jamais remplacer par ces qualités de belle humeur et d’entrain passionné que réclame invariablement, de ses compagnes successives, l’ardent et jovial Barbe-Bleue anglais. Il y a plus : ce gros homme a l’âme poétique, et c’est de l’amour, un fol amour de Juliette pour son Roméo, qu’il réclame du cœur de chacune des jeunes filles appelées à l’honneur de partager son trône. Or, il ne faut pas moins qu’une analyse prolongée du portrait d’Holbein pour reconnaître que le modèle de ce portrait, avec toute sa douceur juvénile et toute la docilité de son cœur de fraulein, restera toujours incapable d’éprouver ou de feindre un sentiment tel que celui-là.

Henri VIII, cependant, a pardonné à Holbein ; et c’est encore à lui qu’il a confié le soin de peindre, peu de temps après, la plus jolie à coup sûr et la plus aimable, comme aussi la plus infortunée de toutes ses femmes, l’innocente et délicieuse Catherine Howard[1]. Mais pour nous, aujourd’hui, une pareille indulgence est beaucoup plus malaisée. Avec toute notre admiration pour le génie du maître bâlois, nous ne pouvons décidément pas excuser cette manière dont il nous a caché le fonds véritable des personnages qu’il a représentés. Instinctivement nous lui gardons rancune de sa dissimulation à notre égard ; et la forme que prend chez nous cette rancune, il faut le reconnaître, c’est notre obstination à ne pas admettre dans l’intimité de notre propre cœur l’homme qui, jadis, nous a tenu fermées les portes du sien. Tout en admirant Holbein, nous nous refusons à

  1. J’ai eu moi-même l’occasion d’esquisser ici, — dans la Revue du 15 février 1906, — un portrait de la reine Catherine Howard, et précisément d’après un tableau que M. Ganz n’hésite pas à ranger parmi les chefs-d’œuvre d’Holbein.