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confiée. Dans ce cas extrême, le patriotisme le porte à vouloir prendre la grande part des douleurs et des malheurs immérités de son cher Pays. » C’est ce qu’il fit en accomplissant jusqu’à la dernière heure une tâche effroyable. Mais à ce moment, Bourbaki, attristé par les reproches adressés à ses opérations, inquiet de sa responsabilité, affolé par une situation sans issue, perdit l’esprit et voulut attenter à ses jours. Par un hasard extraordinaire, la balle, — je l’ai entendu dire à lui-même, — s’aplatit sur son front comme sur une plaque de fonte. « Soyez sûr, écrivait-il deux jours auparavant, que c’est un martyre d’exercer un commandement en ce moment… Si vous croyez qu’un de vos commandans de corps d’armée puisse faire mieux que moi, n’hésitez pas, comme je vous l’ai déjà dit, à me remplacer soit par Billot, soit par Clinchant, soit par Martineau… La tâche est au-dessus de mes forces. Vous croyez avoir une armée bien constituée. Il me semble que je vous ai dit le contraire… Quant à présent, je ne peux que chercher à me dégager et non à percer la ligne ennemie. »

En présence des hésitations si compréhensibles de Bourbaki à essayer de faire une trouée et de chercher une autre voie de salut que celle de Pontarlier, Gambetta lui ordonnait de remettre le commandement à Clinchant, ne sachant pas qu’à ce moment même l’infortuné général, pour lequel il était si sévère, cherchait un refuge dans la mort. Tout en regrettant qu’il eût parfois manqué de confiance dans le succès possible de ses opérations, M. de Freycinet se plaît à reconnaître que Bourbaki était brave jusqu’à l’héroïsme, impassible sous le feu et admirable entraîneur d’hommes. « Ceux qui l’ont approché n’ont jamais oublié ce masque chevaleresque, cette démarche souple et aisée, cette physionomie très fine sous les dehors d’une grande rondeur. Il exerçait sur la troupe une attraction indéfinissable : sa bravoure était légendaire et son insouciance du danger proverbiale. »

La fatalité s’était acharnée sur cet infortuné général. Dupe des intrigues de Bazaine, il avait eu la douleur de quitter Metz au moment où il aurait voulu le plus partager les souffrances de ses infortunés compagnons d’armes. Arrivé à Lille le 20 octobre, après avoir essayé vainement de revenir à son poste, malgré l’autorisation qu’il avait reçue des autorités allemandes, il avait trouvé les arsenaux et les magasins entièrement vides.