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confia à M. Boni la direction des travaux de déblaiement, avec pleins pouvoirs. Ce choix s’imposait. Depuis 1885, on concevait des doutes sur la solidité du campanile et, à cette époque, M. Boni lui-même avait entrepris une série de recherches sur les fondations. Plusieurs versions couraient à ce sujet. Sabellino leur donnait une profondeur égale à la hauteur de la tour. D’autres assuraient que les fondations s’étendaient sous la basilique de Saint-Marc... On « exagère » à Venise, comme dans tout le Midi.

La vérité était beaucoup plus simple. Avant d’ériger la tour, on avait enfoncé des pilotis afin d’accroître la résistance du sol. Sur les tôles de ces pilotis, qui peut-être n’étaient pas toutes rigoureusement dans le même plan horizontal, on établit un plancher de bois de chêne, et, par-dessus, sept couches alternatives de trachyte, de pierre d’Istrie et d’une sorte de grès peu consistant. La hauteur totale de ces strates de pierre ne dépassait pas 3m, 32, le trentième de la hauteur totale du campanile. La surface de la base n’avait que 400 mètres carrés, soit 20 mètres de côté, alors que la tour en mesurait 12. Le tronc de pyramide écrasé qui constituait le bloc des fondations supportait un poids énorme de dix millions de kilogrammes (depuis les dernières surélévations). C’était excessif ; on marchait vers la catastrophe finale. Pour l’éviter, il eût fallu, d’après M. Boni, démolir le tiers supérieur du campanile, à peu près trente mètres ; procéder ensuite à l’épontillage de la tour et à l’élargissement de la base. Mais alors, c’était le campanile étêté, mutilé, ruine lamentable, qui déshonorait la place Saint-Marc et Venise vue du large.

Le géant est tombé, vaincu dans sa lutte obscure contre les forces naturelles, implacables, qui, alliées au temps, minent sourdement l’œuvre des hommes. Ce sont de très petits mouvemens, infiltrations, tassemens. glissemens, oscillations imperceptibles dues aux tremblemens de terre. On n’y prend pas garde ; la désagrégation chemine, les conditions de stabilité se modifient insensiblement ; un dernier effort, el, soudain, tout s’effondre comme un magnifique château de cartes. À ces causes d ébranlement, il faut ajouter l’action incessante des vaporetti, en vue desquels les canaux n’ont point été creusés. Ces bateaux-omnibus, dans leurs courses alternatives entre la gare et le Lido, soulèvent de petites lames qui brisent rageusement leurs