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de pièces de chêne, droites pour les baux, courbes pour les varangues et les brions. Ces madriers énormes résistaient pour ainsi dire indéfiniment, enfouis dans la vase, à l’abri du contact de l’air et soustraits à l’attaque des terribles termites. Ces vrilles vivantes rendent en effet les bois inutilisables, en creusant sans relâche dans leurs épaisseurs des labyrinthes plus compliqués que les tunnels en escargot du Saint-Gothard.

Autre exemple pris à Christiania. Le « drakkar des Vikings, » contemporain possible du campanile, est sorti en parfait état d’une tourbière aqueuse, où, depuis des siècles, il voisinait avec le squelette d’un chef. Ces rudes Vikings, qui ne respiraient à l’aise que dans la tempête, enterraient un amiral avec son navire, comme les Gaulois inhumaient avec un chef militaire son cheval de guerre ; comme les Incas, plus pacifiques, déposaient dans la tombe de leurs caciques des épis de maïs et des poteries, pour qu’ils pussent manger et boire, pendant le « grand voyage. »

A la nouvelle de l’écroulement, l’Europe s’est écriée : « Venise tombe ! Venise est une chose morte dont les membres, désormais inanimés, se corrompent lentement. » Les constatations douloureuses de la commission présidée par M. Boni justifiaient ce cri d’angoisse. Venise a en effet le microbe de la destruction, microbe pathogène, réfractaire à tous les sérums. Mais, si la guérison radicale paraît illusoire, on peut du moins atténuer le mal. Les médecins n’y manquent point d’occupation. Le Ghetto est en ruine. Santa Maria Mater Domini présente de dangereuses lézardes. Le clocher de San Stefano surplombe de 1m, 70. Il y aurait urgence à en démolir la partie supérieure. M. Boni conseilla cette précaution ; alors, le curé de l’église, intervenant, déclara que l’on ne toucherait pas au campanile dont il avait la garde. Ce fut un curieux conflit.

La basilique de Saint-Marc continue à souffrir du mal chronique qui la désagrège, de cet effet de bascule dû aux inégalités de résistance des fondations. Ses voûtes fléchissent par endroits et son sol, incrusté de mosaïques vieillottes, semble une mer houleuse subitement figée. Le Palais Ducal (côté du Pont des Soupirs) réclame sans cesse de nouvelles réparations. Le pont du Rialto donne des signes d’affaissement. L’église des Frari va s’ouvrir, dirait-on, comme une grenade trop mûre. Les vieilles Procuraties, ancienne résidence des Procurateurs de Saint-Marc,