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— Un camarade d’Ecole. Nous avons habité ensemble la Villa Médicis.

— Quoi ? Ancien prix de Rome, vous peintre des réalités, le Raphaël des siroteurs d’absinthe, le moderne Titien des « chaloupeuses » du Moulin-Rouge ?

— Moi... Olim in Arcadia... Je suis même élève de Baudry.

— Voilà donc pourquoi vous cherchez tant à dessiner ! Non, l’homme n’est point parfait... Eh bien, dites à votre Marcellus que son esthétique est aujourd’hui désuète, vieillotte, fastidieuse. Des Grecs et des Romains ; Caprée, Lazare, une Océanide ? Des vers, au lieu de prose rythmée ? Tout cela sent le poncif, monsieur Blondel ! Encore et toujours « l’art pompier ! » D’ailleurs, une Sirène ! Quelle sorte de femelle est-ce là ? Je n’ai jamais embrassé de sirène, moi qui, cependant, ai traversé les mers.

— Le symbolisme est fort à la mode, et ses apôtres...

— Des infirmes ! Ils ne comprennent rien à leur époque. L’aurore du grand jour se lève ; autour de nous la Révolution gronde et menace : lettrés, peintres ou musiciens, nous devons tous pousser le cri de la révolte sociale. Debout, les maudits de la terre, debout les forçais de la faim !... Ah ! si votre Marcellus avait mis à la scène notre misère prolétarienne, fait clamer en leur belle langue populacière un lavoir de blanchisseuses ou une équipe de maçons, vitupéré le bourgeois, le repu, le jouisseur, — j’aurais applaudi. Mais bah ! que nous sert-il pour réformer nos mœurs ? Un capucin ! Votre ami est trop clérical, et bien que les revues catholiques lui prêtent du génie, je proteste, je... Hé, là-bas ! Oui, vous, monsieur,... de quel droit vous offrez-vous ma tête ?

Il avait interrompu sa conférence pour apostropher un escogriffe à chevelure et barbe de fleuve. Se postant devant nous, le quidam avait braqué son kodak, et sans façon photographiait cette gloire du journalisme.

L’homme à crinière sourit, puis nous déclina son nom : Numa Heurtebise, directeur, rédacteur en chef, reporter artistique du Phare de Montboron.

— Ne bougeons pas, monsieur Grœben... Bien ; c’est fini : mon « canard » va posséder la portraiture du roi des rois de la critique. Maintenant, talentueux confrère, laissez-moi vous interviewer... Oh ! ne vous défendez pas ; je suis plus tenace qu’un taon, et je m’accroche à votre jaquette.