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grande. La société a développé d’une façon merveilleuse des germes qui existaient indépendamment de son action. L’homme, par rapport aux autres animaux, était déjà un animal de génie ; la société l’a exalté encore : pourtant ce n’est jamais la société qui donne le génie : elle en permet le développement quand il existe, elle ne le crée pas, parfois même elle l’opprime. Certains sociologues sont allés jusqu’à soutenir que, chez les plus anciens hommes, chez les primitifs, la « conscience de soi » n’était qu’une conscience de groupe, non une conscience individuelle. L’homme serait ainsi au-dessous des bêtes, du moins de celles qui vivent solitaires et qui n’en ont pas moins conscience d’exister, de jouir ou de souffrir, de se mouvoir, etc. C’est ce que nous ne saurions admettre. Tout au contraire, nous croyons que la force d’individuation, qui n’exclut pas, mais rend possible la socialisation, constitue, comme la sociabilité même, une des caractéristiques essentielles de l’homme. Il faut toujours, selon nous, faire la synthèse des thèses contraires.

Considérons à ce point de vue les principaux produits des facultés humaines : la science, l’art, la morale. La science n’est pas exclusivement « chose sociale, » comme le répètent les sociologues et socialistes. Elle est due à l’action personnelle et, pour parler la langue de Gabriel Tarde, à la communication « interpersonnelle » d’une multitude d’individus. Elle est intellectuelle, elle est psychologique et logique, avant d’être sociologique. Est-ce la société, est-ce l’humanité qui observe, induit, déduit ? Ce sont les individus. Il ne suffit pas de répondre qu’un seul individu ne fera point la physique pour prouver que c’est la société qui la fait, et non pas Newton, Ampère, Coulomb, etc. Un homme isolé, un sauvage des bois, voisin de l’animalité, commencera à lui seul la science : il observera, par exemple, que le courant du fleuve voisin emporte un tronc qui flotte ; il généralisera ce fait et induira ; puis il vérifiera ; il se placera lui-même sur un tronc d’arbre pour se faire transporter d’un endroit à l’autre. La science est œuvre à la fois individuelle et sociale.

Prenons pour second exemple le langage. Les sociologues établissent sans cesse une analogie entre le langage et la moralité. Certes, la langue est un produit social, mais l’action de la parler et de la comprendre est individuelle. Il a fallu une série d’individus pour former la langue par leur communication