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supérieur à celui que nous sommes et d’où ce dernier émane ? » Cette théorie métaphysique de l’émanation sociale ne nous paraît guère plus soutenable que celle de l’émanation divine. « On s’explique, dit M. Durkheim, que, quand la société réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant elle avec déférence. Le croyant s’incline devant Dieu, parce que c’est de Dieu qu’il croit tenir l’être et particulièrement son être mental, son âme. Nous avons les mêmes raisons d’éprouver ce sentiment pour la collectivité[1]. » — Mais d’abord, demanderons-nous, si nous devons être reconnaissans à la société de ce que nous tenons d’elle notre « être psychique, » cet être psychique a donc une valeur par lui-même et pour nous ? L’intelligence, par exemple, a donc une valeur, le pouvoir d’aimer a une valeur ? Dès lors, n’est-ce pas cette valeur qu’il faut poser comme principe et que l’éducateur doit faire comprendre aux enfans mêmes, au lieu de chercher toute valeur dans la société ? De plus, n’est-ce pas une exagération de dire que nous tenons de la société notre être psychique, notre pouvoir de connaître, de sentir et de vouloir ? La société ne crée pas nos puissances psychiques individuelles ; elle en assure le développement par le concours des autres individus, non moins naturellement doués que nous, et non pas socialement doués. « Il n’y a qu’un être conscient qui puisse être investi d’une autorité comme celle qui est nécessaire pour fonder l’ordre moral. Dieu est une personnalité de ce genre, ainsi que la société. Si vous comprenez pourquoi le croyant aime et respecte la divinité, quelle raison vous empêche de comprendre que l’esprit laïque puisse aimer et respecter la collectivité, qui est peut-être bien tout ce qu’il y a de réel dans la notion de la divinité[2] ? » — Le croyant répondrait sans doute qu’il conçoit son Dieu comme une réalité vivante, tandis que la « collectivité » est une abstraction sans vie, ou qui n’a d’autre vie que celle qui lui est conférée par des individus et par leurs réactions mutuelles. A. voir cette déification de la société, qui sort du domaine de la science, on s’explique que, pour M. Durkheim, la morale soit simplement « un succédané de la religion. » C’est en effet une religion humanitaire qui nous est proposée par les néo-positivistes comme par les socialistes. La

  1. Bulletin de la Société de philosophie, 1906, p. 192.
  2. M. Durkheim, Ibid., p. 192.