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« science des mœurs » finit en théologie sociale. C’est, au sens propre du mot, la piété sociale qu’on exige de nous et de nos enfans envers la conscience collective, comme les prêtres nous commandent la piété envers Dieu.

A la suite du positivisme de Comte, nous venons de voir le néo-positivisme de M. Durkheim fonder les obligations de l’individu sur une sorte de réalité u sous-jacente » qui le pénètre et le dépasse, sur une sorte de « grand Être » qui, en dernière analyse, est l’humanité. Nos jugemens de valeur sont venus se suspendre à nos jugemens sur la réalité de cet être. Si donc, sur cette question, nous ne sommes pas « réalistes, » comme on disait au moyen âge, si nous sommes simplement nominalistes ou conceptualistes, le soutien de la morale s’écroule avec l’idée de l’humanité comme être réel, comme conscience réelle.

« Si l’on ne parvient pas, dit excellemment M. Durkheim, à rattacher l’ensemble des idées morales à une réalité qu’il soit possible de faire toucher du doigt à l’enfant, l’enseignement moral est inefficace. Il faut donner à l’enfant la sensation d’une réalité, source de vie, d’où lui viennent appui et réconfort. Mais il faut pour cela une réalité concrète, vivante[1]. » Cette réalité, selon M. Durkheim, ne peut jamais être que la société où nous avons l’être, le mouvement et la vie. La société, dit-il, est « une puissance morale supérieure, jouissant d’une sorte de transcendance analogue à celle que les religions prêtent à la divinité. » Nous voilà de nouveau dans le domaine de la métaphysique. Il faudrait s’expliquer sur cette « sorte » de transcendance qu’on prête à une nation, par exemple, et qui ne saurait être la transcendance véritable d’une divinité indépendante du monde. Il faudrait nous dire pourquoi et comment une nation est un être véritable, distinct des individus et de l’organisation formée avec les individus, en quoi consiste la réalité propre de cet être, sa vie propre. Personne ne refusera à la nation, pas plus qu’à une armée ou simplement à un syndicat, « une puissance » supérieure au point de vue de la force, mais pourquoi cette puissance est-elle « morale, » non pas seulement physique ou même psychique ? M. Durkheim conclut : « S’il existe en dehors des individus quelque chose d’empiriquement déterminable qui les dépasse, quelle difficulté spéciale peut-il y avoir

  1. Bulletin de la Société de philosophie, 1906, p. 227.