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à leur en donner le sentiment[1] ? » La difficulté, croyons-nous, consistera à leur donner un sentiment de véritable obligation par rapport à une réalité collective qui ne les dépasse qu’empiriquement par sa puissance, par la pression qu’elle exerce, par la contrainte qu’elle peut exercer. En tout cela, il n’y a toujours rien de proprement moral. Si je suis fait prisonnier par une tribu sauvage, j’ai le sentiment « de quelque chose d’empiriquement déterminable qui me surpasse, » qui me contraint. Je n’ai pas pour cela le sentiment d’une puissance morale supérieure. Il reste donc toujours à caractériser le moral, par rapport au « tribal, » au national et même au mondial.

Mais une nouvelle difficulté se présente. Qu’est-ce que la société en général, sinon l’humanité entière ? Or, on nous a dit que l’Humanité, donc aussi la société, n’est pas encore organisée et réalisée, ni, par conséquent, douée d’une conscience propre. Quelle est donc la société dont on veut faire une conscience commandant à la autre ? Ce ne peut être que la société particulière et fortement organisée où nous vivons, par exemple la France. La morale humanitaire devient ainsi une morale toute nationale, un conformisme nationaliste. Nous voilà tiraillés entre le nationalisme et une sorte de socialisme internationaliste.

De plus, est-ce à la conscience de la France passée, de la France présente ou de la France à venir que nous. Français, nous devons conformer nos actes et nos consciences mêmes ? Nous voilà tiraillés entre le traditionalisme et le progrès. Évidemment, les néo-positivistes et socialistes humanitaires seront pour le progrès. Ils diront que, d’après le passé et le présent, on peut, en une certaine mesure, conjecturer l’avenir par l’emploi des méthodes sociologiques. Pourtant, l’embarras reste considérable. Supposons que, d’après les conjectures des sociologues ; la France de l’avenir doive abolir le mariage et la propriété, qui actuellement existent. Comment, entre le présent et le futur, faudra-t-il agir ? À quelle conscience sociale dominant la nôtre faudra-t-il nous référer ? La conscience humanitaire et mondiale est encore à l’état de nébuleuse ; la conscience de la France le venir est aussi passablement nébuleuse ; la conscience de la France présente, en supposant qu’elle soit une vraie conscience,

  1. Bulletin de la Société de philosophie, juillet 1909.