Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/168

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un vrai moi, a seule quelque consistance. Pourtant, notre obéissance au présent ne saurait être aveugle et sans réserve. Comment faire ? Où trouver une vraie règle sociale de conduite qui ne soit pas un pur autoritarisme, ni un libéralisme outré ? L’individu que je suis, dit M. Durkheim pour développer la thèse exclusivement sociologique, « ne constitue pas une fin ayant par elle-même un caractère moral ; » dès lors, il en est nécessairement de même « des individus qui sont mes semblables et qui ne diffèrent de moi qu’en degrés, soit en plus, soit en moins. » — Non, répondrons-nous, l’individualité intelligente et aimante constitue par elle-même une fin. En outre, l’argumentation qui précède se retourne contre la conception purement sociale du bien. S’il est vrai, comme le prétend le socialisme humanitaire, qu’aucun individu n’ait par lui-même un caractère moral, les autres individus ne l’auront pas davantage, et la société humaine, composée d’individus dont aucun n’a par soi un caractère moral, n’en aura pas plus elle-même que n’en aurait une société d’animaux supposés sans aucun degré d’intelligence, de bonne volonté, d’altruisme. Une association de voleurs ou d’assassins, une maffia ou camorra, n’est pas plus morale que ses membres. Il faut donc toujours en revenir à l’individu pour chercher en lui le fondement premier de la moralité, qui est le pouvoir qu’a l’individu de se dépasser lui-même par la pensée et par la volonté de l’universel pouvoir que la société amplifie infiniment sans pouvoir le créer.

Comment donc croire que les « valeurs » soient toutes « sociales » et qu’aucune ne soit inhérente à la personnalité comme telle ? De l’aveu de M. Durkheim comme de tous les moralistes, si les valeurs morales, telles que la dignité humaine, s’imposent à nous et prennent la forme obligatoire, c’est qu’elles sont incommensurables, incomparables avec les autres valeurs : « Cela est d’un autre ordre, » disait Pascal ; cela est c hétérogène, » dit-on aujourd’hui. C’est pour cela que la personne humaine a une valeur proprement dite, non un « prix ; » c’est pour cela qu’elle est sacrée : homo res sacra homini. Les partisans de la science des mœurs reconnaissent ce caractère du « moral, » mais ils croient l’expliquer historiquement par le caractère sacré que les religions attribuent à certains objets « séparés » des choses profanes, « mis à part, » et auxquels on ne peut toucher sans les profaner. C’est toujours le tabou. Selon nous, quelque mêlées